mardi 19 août 2014

Foucault contemporain




Avec Comprendre Foucault, Jean-Clet Martin propose moins une explication de Foucault qu’une implication : « comprendre » Foucault serait à entendre comme une invitation à l’inclure dans notre pensée et nos existences, à l’impliquer dans ce que le présent conduit à penser et à vivre – implication sans doute nécessaire pour que notre présent devienne pour nous contemporain.
« Quel est notre présent et comment devenir contemporains de notre présent ? » est une question centrale de l’œuvre de Foucault et c’est cette question qu’il aborde par le biais de l’histoire. Si le recours à l’histoire, chez Foucault, relève d’une volonté de penser le présent, en même temps cette volonté est inséparable de la nécessité de déterminer ce présent : le présent n’est pas une évidence immédiate et doit être mis au jour.
Cette mise au jour de ce que nous sommes demande que nous prenions conscience de ce que nous ne sommes plus : l’analyse historique, chez Foucault, a pour fonction de faire émerger des différences, des ruptures, de nous rendre étrangers à ce passé que nous pensions encore être et que nous ne sommes plus ou n’avons jamais été (par exemple, en montrant comment le pouvoir contemporain n’est plus l’ancien pouvoir de mettre à mort mais celui d’un contrôle de la vie, comment il est moins répression qu’incitation et production).
Mais il s’agit également de mettre en évidence l’émergence au cours de l’histoire de ce que nous sommes, la nouveauté qui a pu s’installer et configurer notre époque, notre savoir, nos subjectivités, nos existences (en montrant, par exemple, que la sexualité est une invention récente impliquant un certain régime de savoir et de pouvoir apparu à une période déterminée). Notre présent ne nous est pas immédiatement donné et il s’agit, pour qu’il devienne le nôtre – pour que nous le pensions, que nous agissions en lui, que nous le changions, c’est-à-dire pour que nous en soyons les contemporains – d’en comprendre la nature historique, relative, simplement possible, la différence avec ses représentations courantes, sa nécessaire éphémérité et précarité.
Le travail que Foucault a pu développer à partir de l’histoire montre du passé une image dans laquelle nous ne nous reconnaissons pas, comme il montre du présent une image qui nous paraît changée, étrangère à ce que nous croyions. L’histoire altère et, si l’on peut dire, « altérise », faisant émerger des discontinuités, des vérités locales et momentanées, des doubles de nous-mêmes qui pourtant n’ont pas notre visage – émergence qui force alors à penser et à agir autrement. C’est cette dimension essentielle des travaux de Foucault que Jean-Clet Martin choisit de mettre en évidence dans cet essai : Foucault comme penseur des ruptures, des différences – et ce sont ces ruptures dont Jean-Clet Martin parcourt les lignes à travers quelques moments privilégiés de l’œuvre de Foucault.
Il ne s’agit pas, pour l’auteur, de commenter l’œuvre de Foucault. Jean-Clet Martin montre en quoi le commentaire correspond à une volonté de réduire le nouveau au connu, d’en gommer les aspérités pour le faire entrer dans les cadres du reconnaissable, du déjà pensé. Cette critique du commentaire est d’ailleurs autant valable lorsque celui-ci s’empare du texte littéraire que du texte philosophique : « Lire c’est imposer un ordre au texte (…), le recomposer correctement, l’expliquer. Se déroule l’espace lénifiant du commentaire pour accommoder cette énumération insolite à une chose pensable, pour traduire sa monstruosité dans une langue assimilée ». Le commentaire, en rabattant la langue nouvelle de l’œuvre sur une langue déjà connue, non seulement en contourne la nouveauté, la différence qu’elle inscrit dans la langue et la pensée, mais aussi exerce un pouvoir, se déploie à l’intérieur de relations de pouvoir dans et par lesquelles tel ou tel est reconnu comme ayant autorité pour parler à la place des autres et réduire l’autre langue à sa propre langue : « S’imposent violemment des règles, une grille, celles du commentaire pour naturaliser et identifier les paroles, les remplacer autoritairement par l’interprétation qui va en atténuer la nouveauté, en adoucir l’aspect rebelle, en désamorcer le danger ». L’exercice du commentaire et de l’interprétation semblent trouver leur finalité dans une volonté de protéger l’ordre établi du sens, de se prémunir contre le nouveau, l’inconnu dans la langue et la pensée, l’irruption de différences qui forceraient à penser autrement, et à vivre autrement.
Pour Jean-Clet Martin, il s’agit au contraire de contourner l’explication pour se rapporter à l’œuvre de Foucault sans la réduire à telle ou telle pensée déjà connue, à tel idiome déjà usé, à telle problématique déjà morte. Si Comprendre Foucault signifie impliquer Foucault dans sa propre pensée, dans sa propre existence, cette implication doit alors prendre la forme d’une écoute et d’une attention à la nouveauté de cette œuvre : ne pas la réduire au reconnaissable et à soi – un soi déjà constitué, voulu immuable – mais suivre les configurations inédites que cette œuvre trace.
Il faut être réceptif et attentif aux ruptures, aux événements de la pensée réellement autre : réceptif à ce qui n’est pas soi pour l’impliquer en soi, c’est-à-dire aussi se changer soi-même. Cette réception ou implication de l’autre en soi caractérise un rapport à l’œuvre dans lequel celle-ci ne serait pas l’occasion d’un rapport de pouvoir, d’une réduction au même, mais rencontre avec ce qui n’est pas soi : rapport dynamique par lequel je me rapporte à moi-même à partir d’autre chose que moi, pour être autrement, penser autrement. Cette épreuve de soi à partir de l’autre, avec l’autre, requiert donc, avant toute écriture, avant la production théorique, un silence – tout texte ainsi écrit étant d’abord une coupe à travers ce silence.
C’est cette dimension éthique du rapport à l’œuvre, qui est donc en même temps rapport à soi, que l’on peut aussi entendre dans le fait de « comprendre Foucault » : impliquer Foucault, en faire l’occasion d’une rencontre, faire l’expérience de l’altérité, de l’étrangeté de l’œuvre comme de l’étrangeté de soi-même, devenir autre, contemporain de soi-même. Foucault lui-même, dans la préface de L’usage des plaisirs, affirmait cette dimension éthique de la pensée et de la philosophie : « L’essai – qu’il faut entendre comme épreuve modificatrice de soi-même (…) et non comme appropriation simplificatrice d’autrui à des fins de communication – est le corps vivant de la philosophie, si du moins celle-ci est encore maintenant (…) une ascèse, un exercice de soi, dans la pensée ». Jean-Clet Martin montre que cette expérience de soi et de l’autre – épreuve altérante et transformatrice – traverse l’œuvre de Foucault.
C’est aussi, sans doute, en fonction de cette expérience qu’il faut penser le rapport de Foucault à l’histoire. Celle-ci relève moins d’un goût pour le passé que d’une volonté d’historiciser la pensée, de l’appréhender à travers les moments et ruptures qui en forment l’histoire. Il s’agit de faire apparaître non pas les formes différentes que la pensée a pu traverser au cours du temps mais sa multiplicité interne : la pensée n’existe pas, n’existent que des modes différents de pensée, un « penser » pluriel impliquant que penser n’est jamais la même chose, que la pensée ne revient jamais au même.
Faire, par exemple, l’histoire de la folie, ne signifie pas, pour Foucault, montrer que la folie est pensée de manière différente selon les époques mais qu’elle est un objet qui n’a pas toujours existé, qui apparaît à une certaine époque à l’intérieur d’un mode de pensée qui n’existait pas auparavant et n’existera sans doute plus par la suite. Il en est de même pour la figure de l’Homme dont, comme le rappelle Jean-Clet Martin, Foucault écrit à la fin du livre Les mots et les choses, qu’elle pourrait s’effacer, « comme à la limite de la mer un visage de sable ». Si Foucault montre que les objets dont se préoccupe la pensée varient historiquement ce n’est pas pour, par-delà ces variations,  découvrir la permanence d’une pensée qui se développerait selon des formes diverses mais demeurerait, au fond, identique à elle-même. Son œuvre trace les lignes d’une histoire de la pensée mais ces lignes sont discontinues, fracturées, compliquées, dessinant la carte d’une pensée qui n’est jamais et n’a jamais été une. Si ce qui est pensé apparaît et disparaît à travers l’histoire, c’est parce « penser » est du sable, n’a aucun fondement permanent, solide, mais est ouvert aux vents, aux marées, à des fluctuations et variations incessantes.
Faire l’histoire de la pensée, c’est faire apparaître, à travers l’histoire, des différences, des ruptures, des événements qui renvoient moins à ce que nous sommes qu’à ce que nous ne sommes pas, à des doubles dans lesquels nous ne nous reconnaissons pas, à des objets dont ne nous voyons plus très bien ce qu’ils sont ni ce qu’ils signifient. L’histoire permet ainsi de nous placer face à une altérité, à des différences qui non seulement existent alors pour nous – à la place de ce que nous pensions être notre propre image à travers le temps – mais surtout qui nous forcent à considérer la singularité de ce que nous sommes, de ce que nous pensons, de ce qui nous fait être ce que nous sommes et nous fait penser ce que nous pensons, ainsi que les possibilités que nous pourrions devenir.
Jean-Clet Martin insiste sur cette dimension du recours à l’histoire chez Foucault et souligne que celui-ci, en inventant une façon particulière de faire de l’histoire, et qu’il nomme « archéologie », invente une façon de produire des différences, des fractures : « L’archéologie est un système de dispersion d’abord : un vaste champ morcelé de ruines éparses ». Par là, Foucault produit une nouvelle image de la pensée – une pensée caractérisée par son nomadisme, que Deleuze appelait « pensée sans image » – ainsi qu’une nouvelle façon de penser par laquelle penser implique indissociablement l’expérience de différences, l’expérience de soi, l’expérience de ce que nous pourrions penser et être d’autre.
L’entreprise « archéologique » aboutit donc à un décollement du présent, un dédoublement par lequel celui-ci ne nous paraît plus évident, nous paraît au contraire étrange, visible sous un autre jour inattendu et singulier. Et dans les œuvres de Foucault nous pouvons assister de manière récurrente à ces changements de la lumière et du visible, à des reconfigurations étonnantes du paysage de la pensée et des pratiques par lesquelles notre monde devient un autre monde – ce qui implique, comme effet, un étonnement nouveau, une problématisation du monde tel qu’il est, et de nous-mêmes.
Ce que produit « l’archéologie » (et plus tard la « généalogie ») est donc un souci de ce que nous sommes, une interrogation et problématisation de ce que nous sommes. Pour cette raison, l’histoire pratiquée par Foucault est non seulement préoccupée du présent mais est aussi une histoire des « naissances » : naissance de la clinique, naissance de la prison, naissance de la sexualité, naissance de l’asile, naissance du corps – naissance et nature historique, relative, non nécessaire de ce qui le plus souvent nous paraît évident et que nous ne voyons pas, que nous n’interrogeons pas. Evidence qui également nous conduit à ne pas avoir l’idée d’autres possibilités ou à rejeter celles-ci comme « impensables ». Au lieu de subir le monde et nous-mêmes, l’œuvre de Foucault a pour but de nous faire problématiser ce que nous sommes, problématiser notre présent, pour en devenir les contemporains, c’est-à-dire pour le penser et agir en et sur lui, produire d’autres possibles de nous-mêmes et du monde.
Jean-Clet Martin privilégie ces aspects du travail de Michel Foucault : penser ce que nous sommes pour résister à ce que nous sommes. Ici, l’intérêt de savoir ce que nous sommes n’a de sens que par rapport à ce que nous pourrions être. Dans cette exploration de notre présent, Foucault met au jour la dimension du pouvoir, ou plutôt des formes de pouvoir, des types de relations de pouvoir à partir desquelles ce que nous sommes est possible. Mais dire que nous existons à l’intérieur de relations de pouvoir n’a jamais signifié pour Foucault l’impossibilité de devenir autre que ce qu’elles nous conduisent à être : « Se révèlent alors des luttes anarchiques, des petites fissures qui se conjuguent pour résister et, tout en résistant, montrent les lieux de l’oppression ». Les formes du pouvoir, historiquement variables, n’impliquent pas toujours l’oppression – en tout cas pas comme caractère unique ou dominant –, mais dans tous les cas ces formes de pouvoir sont constitutives de ce que nous sommes autant qu’elles incluent les possibilités de résistance à ces formes. Résister, chez Foucault, ne signifie pas s’extraire des rapports de pouvoir à partir d’une extériorité, d’un pouvoir du sujet indépendant de ces rapports et de ce qu’ils impliquent : résister n’est possible qu’à l’intérieur des limites des rapports de pouvoir, du « jeu » ou de l’indétermination que ces rapports incluent, qui sont autant de failles par lesquelles des singularités peuvent apparaître et d’autres possibles advenir. Ainsi, par exemple, la sexualité, les plaisirs, les pratiques de soi peuvent produire des subjectivités qui se distancient des régulations du pouvoir, des normes de la pensée ou du corps, à l’intérieur d’un rapport conflictuel et disruptif : « La sexualité, l’usage des plaisirs ne cessent d’introduire de petites fissures dans l’édifice des forces qui s’exercent sur l’expression de la jouissance. Elle libère des modes d’existence, des formes de subjectivation, d’individuation ».
Une question qui, de manière centrale, anime le travail de Foucault est donc celle-ci : « comment résister dans ce champ de bataille et trouver pour nous, pour les sujets qui s’y réalisent, de quoi lutter contre les pouvoirs qui nous assujettissent ? ». Si la finalité de son œuvre est la mise au jour de ce que nous sommes, celle-ci implique de la manière la plus importante la volonté de rendre possible la résistance, l’accroissement de la capacité d’agir, et l’invention de ce que nous sommes – la différence plutôt que la reproduction du même, c’est-à-dire la vie. Il s’agit bien, comme l’écrit Foucault, d’apprendre à se dépendre de soi, de voir jusqu’où il devient possible, pour nous, de penser et vivre autrement.
Il est remarquable que Foucault, pour cela, trouve les conditions non seulement de sa propre pensée mais de la résistance et de l’invention de soi dans un type de rapport à l’autre par lequel il s’agit non de parler à la place de l’autre mais avec l’autre. C’est ce rapport qui fait de l’histoire son moyen. Ce que Foucault recherche dans l’histoire – ou dans la littérature, ou encore dans les révoltes des prisons, dans la révolte du peuple iranien ou polonais – ce ne sont pas des échos de voix identiques aux nôtres, qui diraient la même chose que nous, mais des voix discordantes avec lesquelles il s’agit de se mettre à parler : voix des fous, des asilaires, des « anormaux », voix de ces « hommes infâmes » que Foucault fait revenir pour tisser avec elles un discours multiple qui, à l’intérieur des relations de pouvoir qui constituent notre présent, insère des différences et des failles à partir desquelles autre chose peut être produit.
Le discours de Foucault est ainsi, comme le souligne Jean-Clet Martin, dangereux, il implique un risque pour notre présent, pour nous-mêmes, risque qui est en même temps une chance. Ce risque, ou ce courage, est celui qui accompagne la philosophie – une philosophie, loin de la sagesse des thèses et colloques, impliquant pour nous cet effort pour se changer soi-même, de devenir le contemporain de soi-même, de penser et vivre autrement. C’est cet effort auquel Jean-Clet Martin invite lorsqu’il appelle à comprendre Foucault et affirme ainsi la nécessité de considérer l’étrangeté de Foucault, de penser avec son étrangeté et l’image étrange de la pensée que Foucault invente – la nécessité d’intégrer à nos voix non seulement celle de Foucault mais les voix du murmure multiple dans lequel Foucault disait vouloir se fondre et que nous devons, à notre tour, produire.

Jean-Philippe Cazier
pour médiapart
http://blogs.mediapart.fr/edition/bookclub/article/180714/michel-foucault-notre-contemporain


Comprendre Foucault (avec des dessins de Laura Acquaviva), Max Milo, 2014, 140 pages, 12 €.

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