Images du temps
présent est le titre de la dernière livraison du séminaire de Badiou qui cherche
à préciser ce qu’il avait appelé, dans un ouvrage précédant, Le Siècle.
La nomination d’un siècle est une création, la création d’un temps qui n’est
pas hors de lui, qui s’énonce au présent par la force de sa réalité
irremplaçable, événementielle en ce que le siècle ne dépend d’aucun catalogue
ni inventaire consensuel. Il est une Idée du présent. Et de ce point de vue,
les inventaires, le comptage de ce qui arrive, la remémoration sont toujours
hors du Siècle, dans le chiffrage d’une dette ou d’une austérité en vue du futur qui sans doute n’apporte
rien au temps présent, l’effort demandé étant toujours religieusement reporté
sur un salut à venir. Le diagnostic démocratique d’une crise est toujours un constat qui
dépossède le temps présent, chaque prévision étant le slogan d’un décalage, la
statistique d’un emprunt sans volonté de mordre au présent.
Alors la pensée se laisse déborder par un
« maintenant » qui glisse hors toute prise, sans aucune certitude ni
vérité, toujours seulement approché selon un mouvement qui ne saurait prendre
du vrai autre chose qu’une image tronquée. Ce rapport fuyant, économiquement concerté et
lourd d’un choix qui pèse sur tous, marque sur le plan philosophique notre
finitude, une vision du réel sans cesse différée dans une approche qui
partirait de deux points opposés, celui du fondement et celui de la fin.
Le temps présent, en tant que temporalité ne saurait être exposé, ni même posé
sans se voir dépossédé. En amont, vers un
fond plus essentiel ou, en aval, vers une
finalité, celle messianique d’un
progrès projetant l’histoire sur une ontologie de la fin ; une double
manière d’esquiver le présent par une forme de simulacre recouvrant
le paradoxe d’un temps sans présent, tout présent devenant politiquement intenable.
Par conséquent, le Sujet d’un tel temps serait un piètre sujet, celui de la dette, de la perte, de l’effort qui supplémentent cette faillite par une
torsion phénoménologique dont les intentions, les protentions et rétentions ne seront rien d’autre que des chimères.
C’est à un autre Sujet que Badiou fera appel depuis Théorie du sujet. Il s’agira de rien
moins que d’un sujet au présent qui en assume le réel. Non pas le réel de
l’individu comme singularité subjective, libertaire, réclamant le Droit pour
tout ce qu’elle entreprend, amassant la fortune du jour pour un avenir toujours
remis au lendemain… Non pas davantage la libre profusion d’une revendication de
consommation, consumant le présent dans l’horizon de la jouissance, mais la
vitale inscription, dans le présent, d’un événement qui n’est pas seulement celui –antiphilosophique- d’une foi personnelle, d’un profit d’entreprendre
ou d’un plaisir qui bouclerait l’individu sur la morne affirmation de soi.
Cette subjectivité indivise, ce plein
satisfecit de l’individu, sans axiome pour le diviser jamais de l’assurance de son plaisir n’est sans doute pas ce
que Badiou cherche à réaliser sous le
nom de la philosophie qui n’est pas du tout un hédonisme. Le sujet, pensé philosophiquement, tient à une
singularité autre, celle d’être à la hauteur du temps présent, le marquant du
sceau d’une division qui n’est pas du manque plutôt que de l’éternité.
C’est, dans le présent, l’éternité qui bouscule les réquisits de l’individu au
nom d’un Sujet qui se dispose au temps en un sens assez bouleversant,
révolutionnaire pour le moins, un Sujet « dans la situation d’avoir à
faire comparaître la totalité du monde devant une division » (p. 386)
Le présent doit se laisser aborder non pas selon la logique
classique de ses préalables ou conditions extérieures, ni par la question de
son fondement qui le dépossède de toute intensité propre, ni par après, selon
une fin capable d’en faire saillir trop tard et toujours en retard le sens
présumé final, finalement sans fin. D’où sans doute, sous cette passion du
présent qui divise l’individu (tout Sujet réclamant le dividuel du présent),
une sourde opposition à Derrida, à sa critique de la présence au nom de la différance ou de sa grammaire
déconstruite. Et au sortir de cette Philosophie
en effet, quand le présent est comme mis en retard de ses effets, on pourra sans doute attendre quelque
accointance avec Jean-Luc Nancy qui, dans bien des textes, interroge ce qu’il en est du présent
entendu comme scissiparité, celle dividuelle du praesum… Un temps sans a/tomes, mais un temps qui n’est pas celui de
l’extase Augustinienne d’un présent distendu vers le passé qu’il ramasse dans
sa mémoire et vers l’avenir qu’il anticipe selon l’image, présent subjectif de la
phénoménologie. L’intérêt que devaient au demeurant témoigner mes Figures des temps contemporains, objet d’une soutenance à laquelle
Badiou avait participé, n’est sans doute pas non plus en-dehors du propos, ne
serait ce que par la revendication de ce pur présent deleuzien, présent qui forme
l’actualisation du virtuel dans les fissures du temps au cinéma, sur les
multiples faces de l’images, essentiellement contemporelles, inventivement contemporaines.
Dans le présent, à même le présent ou en tant que présent,
l’événement me semblait-il alors vient rompre le temps par des divisions qui sont tout autant artistiques que
philosophiques, politiques que mathématiques, en accord sur ce point avec L’être et l’événement dans sa facture
surnuméraire, excroissante. Non par des écarts, certes, mais par des exceptions
qui rendront le présent non comptable de ses dettes et des
surgissements qui en marquent la création. Images
du temps présent ne se laissera donc pas reléguer dans l’après coup d’une
émergence que le présent lui-même ne saurait saisir, mais plutôt en tant que
présence active du présent, en tant que le présent a lieu hors le lieu attendu.
Alors le présent n’est plus le site d’un accommodement. Il sera mis en forme
autrement que selon la mode, le fait d’un groupe ou d’une tendance déclamant
les goûts du jour, béat d’une jouissance satisfaite comme Badiou le montre dans sa discussion avec Jean-Luc Nancy relativement au jouir, jouir qui pose le
sujet hors de soi, touchant à une extrémité de la présence (p. 63-70).
Peut-être pourrait-on en dire autant de Rancière dont le partage du sensible
dessine comme une critique du goût, avec la mise en commun fragile d’un présent
partagé, au bord de la rupture, démocratique en un sens, trop peut-être pour
Alain Badiou…
Dans ce présent qui adopte sa forme extrémale, touchant à
une extrémité sur laquelle se tient toute révolte, Derrida sera comme frappé
d’une mise en berne sachant qu’il se place délibérément hors de la
contemporanéité, dans un messianisme de la différance énonçant que quelque
chose est soit oublié, soit perdu, soit raturé, soit hors de son temps,
approchant le présent à partir de ce qui lui fait défaut si ce n’est en
déconstruisant sa possibilité même d’accueillir un événement (si toutefois l'événement relève encore du propre (Eigentum)). La critique de la
présence rend en effet le présent indigne de toute forme de résistance, suspect d'une propriété et appropriation qui en force la déconstruction. Comme si la contemporanéité était dès lors perdue
dans son origine même, en état de perte ou n’insistent que le deuil de la pensée, l'archivage des traces en une dette, un legs avec lequel tout finit.
Cette question de « la fin de la philosophie », n’intéresse donc pas
Badiou, pas davantage qu’elle n’aura ému Deleuze pour autant que je me
souvienne de la lettre qu’il m’avait adressée, connue de tous, affirmant que « la
mort de la philosophie » n’est pas son horizon de pensée. « Le
cadavre de la métaphysique n’est pas mon genre », voilà sans doute une
formule qu’on pourrait également prêter à Badiou, et sur ce point, il est vrai
qu’une telle image de la pensée mortuaire n’est pas l’image du présent philosophiquement la plus créatrice. A moins de
saisir en Derrida, comme je le tente par mon livre récent, la prolifération
vitale d’une écriture qui est inscription dans le présent de la vie,
surexistence de ce qui survit en elle dès l’origine comme c’est le cas d’une
empreinte génétique et de sa division cellulaire dans cette œuvre excroissante.
Il me semble qu’il y aurait là une véritable matière à
discussion entre Badiou, Deleuze et Derrida, pour autant qu’il y va de la vie,
des forces vitales de résistances dont Badiou assume la posture véritablement
militante et pour ainsi dire la plus politique. Il s’agirait dans cette volonté
de penser le présent non plus d’un présent vivant au sens parfois passif de
Husserl et de la phénoménologie, mais d’une vie du présent comme « catégorie
vivante », comme création de concept ou création du concept, vie du
concept et encore de l’Idée dont il me semble par ailleurs qu’une relecture de
Hegel aurait aussi des choses à nous apprendre dans la façon dont il a su
laisser parler « la comédie » de son temps, un temps dont Badiou
reconnaît la figure du « bordel » pour jouir d’une image qui en effet
donne à penser le régime démocratique, le régime d’une certaine disposition et
apparition sous les menaces du présent devenu insipide. C’est que le présent est loin d’une eau pacifiée. A
moins de voir en ce pacifisme le miroir de l’étang qui se clôt sur une surface
où tout s’efface, se détruit comme image.
Le présent est inséparable de cette mise en images, comique, images
historiques, « reflet de l’image historique dans le miroir de la
jouissance » ou encore « la matérialité imaginaire du
déguisement » (p. 22). Une visibilité qui est encore invisibilité -chose d’autant plus bordélique d’ailleurs que tous les
costumes aujourd’hui ont disparu, en même temps que les uniformes pour rendre
les emblèmes signifiants. Ce qui entraînera inévitablement la difficulté de
penser, la difficulté de voir qui parle sous la laïcité des traits neutralisés.
De cette image à contre-jour, la vie se trouve éteinte et mise au rencart,
difficile à laisser percer dans la force d’un concept. Comment redonner accès à
la vie du concept et au concept de vie en passant dans les travers de l’image,
dans les « champs du désir et de la jouissance ? » Et peut-il
exister un désir vital non fantasmatique, hors l’image, ou devons-nous supposer
pour la pensée une image qui soit aussi son apparition nécessaire, sa figure astrale?
L’image est le pain bénit de toutes les formes de pouvoir. Et
en tant que telle, l’image dans sa profusion n’est peut-être pas seulement ce
qui formerait le tissu idéologique de toutes les errances dénoncées par Debord.
L’image, le pouvoir de l’image est relativement faible comparé à ce qui entre
dans sa destruction et sa face noire. Autrement que Didi-Hubermann qui reporte
l’image au centre de tout effacement, ne faut-il pas noter un principe
essentiel qui n’est pas seulement celui de la face obscure de l’image et du
voile mais bien mieux un trou noir sur un mur blanc, celui de la disparition,
de la suppression de l’image, altération programmée qu’on pourra appeler sa « désimageance » ?
Que l’apparaître aussi disparaisse ne serait rien s’il n’y avait pas là un
principe négatif, nihiliste tout autant, comme si l’image était elle-même soumise
à un maître plus profond. Questions qui suffiraient à montrer, comme je le
crois également « qu’il est inexact de soutenir que l’essence de notre
société est atteinte lorsqu’on déclare que c’est une société du
spectacle » (p. 25). Il y a des forces d’effacement et de disparition de
l’image qui ne sont peut-être pas si éloignée de ce que Derrida appelait spectre,
le spectre survivant à son effacement. Mais ce qui tente Badiou, au-delà de cet
intérêt pour l’image, c’est une forme "désimageante" à laquelle nous font accéder
les créations de la peinture, du poème, du théâtre ou peut-être du cinéma,
selon une face qui n’est pas spectrale plutôt que militante.
Refuser l’image n’aurait que fort peu de pertinence
philosophique. Il faut supposer, plutôt que le refus de l’image, l’apparition
d’un personnage conceptuel, la mise en scène du concept dans l’événement du
présent -comme chez Genet, quand on voit
pointer le costume du Phallus pour rendre tous les agissements les plus
minables au comique de leur forme désimagée. Images du temps présent est un programme qui aura donc à affronter
le bordel du siècle dans son instrumentalité pornographique et politique. Et
dans la facticité de ces images, dans la trivialité de l’emblème se tient sans
doute l’épreuve d’une vérité. Celle négative d’un agencement, d’une disposition
de pouvoir dont le présent éprouve la charge, qu’il appartient au philosophe de
mettre au jour -une vérité cruelle qui
pourrait se nommer «axiomatique du capital », « empire »,
« mondialisation », « pluralité démocratique »… Mais sans
doute, plus profondément que cette imagerie d'Epinal, celle affirmée du Sujet qui résiste aux effacements de la
démocratisation, sujet qui réalise dans le présent l’adéquation, le conatus phénoménal
d’une mise en vérité, vérité de ce que Badiou nomme la vie, sa révolte, sa
capacité à fendre le temps, à susciter l'alliance. Et c’est donc à juste titre qu’entre les images du
présent, se joue une question qui, une fois mise en scène «l’image» qui en
capturait les forces, va les contemporaliser en leur ajustement réel. Cette
question est alors celle de la philosophie, non pas seulement comme critique
mais selon des intérêts dont Derrida, me semble-t-il, devait aussi poser à la fin
l’exigence en demandant « Qu’est-ce que vivre ? »,
« qu’en est-il de la vraie vie ? » Une fois ces
quelques proximités énoncées, les solutions adoptées, seront évidemment fort différentes
menant Badiou vers une Logique des mondes
qui lui appartient en propre, comme la Logique
de Hegel est à Hegel…
Cela pourrait s’énoncer de la manière suivante pour clore
provisoirement cette discussion : « Il faut que ce soient les termes
mêmes du monde qui, à un moment ou à un autre, deviennent lisibles de façon
entièrement discontinue par rapport à leur propre être. Il faut qu’il y ait
comme une insurrection du monde lui-même, une insurrection interne au monde,
qui le soulève à l’intérieur de lui-même, ou qui métamorphose telle ou telle de
ses composantes (…). L’apparition d’un nouveau corps, cela ne veut pas dire un
surgissement ex-nihilo, cela veut
dire que quelque chose qui n’était pas un corps devient un corps, qu’une
multiplicité non rassemblée se rassemble comme corps » (p. 383). Ce qui
veut dire qu’il n’y a nulle part des in/dividus, avec le droit de leur indivision jeté sur un monde annexé, mais seulement des multiplicités
dans le rassemblement d’un Sujet qui ni n’était ni ne sera un corps, mais qui
le devient dans le présent d’un Siècle lisible.
J-Cl. Martin
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