Le fil perdu de
Jacques Rancière revient sur la question du récit. De manière classique, le
récit est une intrigue qui ramasse le fil d'abord échevelé des événements. Le fil est leur
enchaînement, une chaîne qui dans la représentation classique suit l’ordre de
la causalité. Survolant le réel dispersé et
chaotique du temps, le récit trouve un axe synthétique pour le divers, une
méthode de superposition, de contiguïté autant que des ressemblances
inaperçues. Le récit mythique n’est pas seulement une imitation passive, par le biais de la narration, de ce qui s’est effectivement passé. Il en est la configuration, la
figure lentement, patiemment mise en forme par des compositions fictives et des
héros déterminants, divinisés selon un sens qui n’est pas commun. Ce qui est
fictif dans le récit, ce ne sont donc pas les événements qui passent mais leur
enchaînement, la manière d’isoler par exemple un début et une fin comme Ricoeur
également devait le signaler dans Temps et récit. Dans l'articulation de ces rapports naissent les grandes choses capables de faire saillir des
actions et des personnages illustres.
Du côté du temps, en revanche, il n’y a pas véritablement d’époques, pas de
moments privilégiés. Et ce qui manque le plus cruellement, c’est le raccord
entre des événements que la durée disperse, disjoint, le passé ne pouvant se juxtaposer à l’avenir dans un présent commun, sauf à le distendre comme fait Augustin. Ce pont artificiel du récit relève donc de la fiction.
Début et fin ne se recouvrent jamais dans un même maintenant, dans une même
action, à moins d’une noblesse et d’une vertu surhumaines. Il s’agit d’un
maintenant qui, en son identité, est fabriqué par l’instant illustratif et suréminent de la scène ou le
découpage du récit, des unités de temps, de lieu, d’action qui en forment la
maintenance autant que le présent vivant. Le
fil, c’est une mise en intrigue dont l’articulation s’adosse à l’intention aristocratique
de celui qui isole, met en perspective un ordre de connexions qui n’est pas
celui des choses. Il semblerait qu’à l’époque moderne, au contraire, s’installe une égalité où le héros devient tout le monde (tout le monde aussi bien devenant le héros d'un jour), chacun pouvant s’ériger comme norme d’un sens
possible. Au-delà du bel équilibre de la fable aristotélicienne, la littérature
moderne et contemporaine se fissure, commence à laisser monter la crevasse de
choses, l’insistance d’une liaison qui n’est plus celle de la grandeur, comme
si l’art de raconter des histoires était absorbé par des objets vulgaires qui
refusent de s’intégrer dans l’architecture contraignante de la narration. La
noblesse du sujet ne fonde plus l’éloquence. C’est le fait divers, diversement
divers, positivement diversifié dans le sensible qui fera exploser le fil de la
hiérarchie. Les solutions de continuité se font de plus en plus amples, de plus
en plus rompues, expansives comme pour venir manger l’image, dévorer
l’intrigue, diluer le contour du tragique par des moments vains et comme
futiles
Le fil est défait, mais c’est un nouveau fil qui est tiré,
celui des choses inassimilables, un pendule oscillant sans fin, une lampe, une
courtepointe, la vague explosive au bord de la mer. Aucun récit épique, aucune « épopée »
digne de ce nom n’a su s’arranger avec « l’épisodique », épisode d’un
moulin qui cesse de tourner, d’une bataille qui n’en finit pas de dissocier les
cohérences de la raison (L’énorme dilution des incohérences de Tolstoï dans Guerre et Paix). C’est ce fil des choses
que Jacques Rancière retrouve sous les textes réunis le long du fil perdu publié aux éditions de La fabrique, un Essai sur la fiction moderne.
Il y est question par exemple d’un baromètre qui ne mesure plus rien, le
baromètre de Mme Aubain dont la présence vient instiller le temps immobile des
choses dans le temps trop mesuré de l’action, tout se produisant dans l’errance
d’un livre devenu pour ainsi dire impossible « Monsieur Flaubert,
reconnait Barbey, n’entend pas le roman. Il va sans plan, poussant devant lui,
sans préconception supérieure, ne se doutant même pas que la vie, sous la
diversité et l’apparent désordre des hasards, a ses lois logiques et
inflexibles et ses engendrements nécessaires (…). C’est une flânerie dans
l’insignifiant, le vulgaire et l’abject pour le plaisir de s’y promener ».
Cette condamnation sans appel de Barbey est en vérité
instructive d’une mutation de la fiction moderne. La nécessité du récit tombe
dans la plage aveugle de détails insignifiants qui forment peut être la valeur
d’une nouvelle sensibilité, une expérience, un partage sensible que Rancière
nomme Esthétique. Il en va comme du
récit de Conrad qui descend au cœur des ténèbres, là où il n’y a rien à voir si
ce n’est autant de sauvages que de mensonges sans limite, mensonge qui vient
infester toute l’histoire comme une histoire improbable et sans issue pour
laquelle il n’y a plus de vérité, le sens de l’histoire ayant perdu son fil
dans un peuple de la forêt, chaque arbre ayant une valeur aussi forte que l'autre :
« Le sens de l’histoire est dans ce qui entoure l’histoire, c’est-à-dire
le milieu du sens, le milieu des actions. Et, bien sûr, le milieu du sens est
lui-même dépourvu de sens, le milieu des actions est lui-même inactif –non
qu’il ne s’y passe rien mais parce que ce qui s’y passe n’est plus
conceptualisable ni racontable comme enchaînement d’actions nécessaires ou
vraisemblables » p. 40. Alors en effet, contre la mimèsis aristotélicienne
qui fait de la narration une répétition, une imitation, nous voyons bien que
Conrad, au contraire, y creuse un trou qui n’est le relevé d’aucun réel en
amont : « la foi est un mythe et les croyances glissent comme des
brumes sur le rivage ; les pensées s’évanouissent ; les mots meurent
à peine prononcés ; et la mémoire d’hier est aussi pleine d’ombres que
l’espoir du lendemain –seul le chapelet de mes lieux communs semble sans
fin ».
Reste me semble-t-il que la fiction contemporaine retrouve
dans ces lieux communs des scarabées incroyables, les singularités de l’extraordinaire, notamment à partir de Poe et en particulier dans
l’œuvre de Borges où l’impossible et l’absurde se côtoient dans le temps du
labyrinthe. S’y promène dans les latrines de la bibliothèque un inconnu qui est
tout autant un Dieu. Dans des récits de ce genre, le commun explose en
direction de l’incalculable, un incalculable étonnant, hors des attentes
convenues dans un fantastique qui défie toute imagination. Mais il s’agit là du
fil qui peut-être pousse en-dehors de l’esthétique vers les formes d’un temps
pluriel que j’affectionne selon mes propres filaments, des filaments hors du
commun, détournés de l’ordinaire selon des interruptions du récit assez
différentes de celles de la modernité et que Borges appelle Eternité. Un jour sans doute, je reprendrai avec Rancière le fil
d’une discussion commencé il y a longtemps entre le temps mort des choses
ordinaires et le flamboiement de
l’extraordinaire dans l’espace de la fiction la plus noire.
J-Cl. Martin
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