mardi 25 mars 2014

Rancière sur le fil perdu



Le fil perdu de Jacques Rancière revient sur la question du récit. De manière classique, le récit est une intrigue qui ramasse le fil d'abord échevelé des événements. Le fil est leur enchaînement, une chaîne qui dans la représentation classique suit l’ordre de la causalité. Survolant le réel dispersé et chaotique du temps, le récit trouve un axe synthétique pour le divers, une méthode de superposition, de contiguïté autant que des ressemblances inaperçues. Le récit mythique n’est pas seulement une imitation passive, par le biais de la narration, de ce qui s’est effectivement passé. Il en est la configuration, la figure lentement, patiemment mise en forme par des compositions fictives et des héros déterminants, divinisés selon un sens qui n’est pas commun. Ce qui est fictif dans le récit, ce ne sont donc pas les événements qui passent mais leur enchaînement, la manière d’isoler par exemple un début et une fin comme Ricoeur également devait  le signaler dans Temps et récit. Dans l'articulation de ces rapports naissent les grandes choses capables de faire saillir des actions et des personnages illustres.

Du côté du temps, en revanche, il n’y a pas véritablement d’époques, pas de moments privilégiés. Et ce qui manque le plus cruellement, c’est le raccord entre des événements que la durée disperse, disjoint, le passé ne pouvant se juxtaposer à l’avenir dans un présent commun, sauf à le distendre comme fait Augustin. Ce pont artificiel du récit relève donc de la fiction. Début et fin ne se recouvrent jamais dans un même maintenant, dans une même action, à moins d’une noblesse et d’une vertu surhumaines. Il s’agit d’un maintenant qui, en son identité, est fabriqué par l’instant illustratif et suréminent de la scène ou le découpage du récit, des unités de temps, de lieu, d’action qui en forment la maintenance autant que le présent vivant. Le fil, c’est une mise en intrigue dont l’articulation s’adosse à l’intention aristocratique de celui qui isole, met en perspective un ordre de connexions qui n’est pas celui des choses. Il semblerait qu’à l’époque moderne, au contraire, s’installe une égalité où le héros devient tout le monde (tout le monde aussi bien devenant le héros d'un jour), chacun pouvant s’ériger comme norme d’un sens possible. Au-delà du bel équilibre de la fable aristotélicienne, la littérature moderne et contemporaine se fissure, commence à laisser monter la crevasse de choses, l’insistance d’une liaison qui n’est plus celle de la grandeur, comme si l’art de raconter des histoires était absorbé par des objets vulgaires qui refusent de s’intégrer dans l’architecture contraignante de la narration. La noblesse du sujet ne fonde plus l’éloquence. C’est le fait divers, diversement divers, positivement diversifié dans le sensible qui fera exploser le fil de la hiérarchie. Les solutions de continuité se font de plus en plus amples, de plus en plus rompues, expansives comme pour venir manger l’image, dévorer l’intrigue, diluer le contour du tragique par des moments vains et comme futiles
Le fil est défait, mais c’est un nouveau fil qui est tiré, celui des choses inassimilables, un pendule oscillant sans fin, une lampe, une courtepointe, la vague explosive au bord de la mer. Aucun récit épique, aucune « épopée » digne de ce nom n’a su s’arranger avec « l’épisodique », épisode d’un moulin qui cesse de tourner, d’une bataille qui n’en finit pas de dissocier les cohérences de la raison (L’énorme dilution des incohérences de Tolstoï dans Guerre et Paix). C’est ce fil des choses que Jacques Rancière retrouve sous les textes réunis le long du fil perdu publié aux éditions de La fabrique, un Essai sur la fiction moderne.  Il y est question par exemple d’un baromètre qui ne mesure plus rien, le baromètre de Mme Aubain dont la présence vient instiller le temps immobile des choses dans le temps trop mesuré de l’action, tout se produisant dans l’errance d’un livre devenu pour ainsi dire impossible « Monsieur Flaubert, reconnait Barbey, n’entend pas le roman. Il va sans plan, poussant devant lui, sans préconception supérieure, ne se doutant même pas que la vie, sous la diversité et l’apparent désordre des hasards, a ses lois logiques et inflexibles et ses engendrements nécessaires (…). C’est une flânerie dans l’insignifiant, le vulgaire et l’abject pour le plaisir de s’y  promener ».
Cette condamnation sans appel de Barbey est en vérité instructive d’une mutation de la fiction moderne. La nécessité du récit tombe dans la plage aveugle de détails insignifiants qui forment peut être la valeur d’une nouvelle sensibilité, une expérience, un partage sensible que Rancière nomme Esthétique. Il en va comme du récit de Conrad qui descend au cœur des ténèbres, là où il n’y a rien à voir si ce n’est autant de sauvages que de mensonges sans limite, mensonge qui vient infester toute l’histoire comme une histoire improbable et sans issue pour laquelle il n’y a plus de vérité, le sens de l’histoire ayant perdu son fil dans un peuple de la forêt, chaque arbre ayant une valeur aussi forte que l'autre : « Le sens de l’histoire est dans ce qui entoure l’histoire, c’est-à-dire le milieu du sens, le milieu des actions. Et, bien sûr, le milieu du sens est lui-même dépourvu de sens, le milieu des actions est lui-même inactif –non qu’il ne s’y passe rien mais parce que ce qui s’y passe n’est plus conceptualisable ni racontable comme enchaînement d’actions nécessaires ou vraisemblables » p. 40. Alors en effet, contre la mimèsis aristotélicienne qui fait de la narration une répétition, une imitation, nous voyons bien que Conrad, au contraire, y creuse un trou qui n’est le relevé d’aucun réel en amont : « la foi est un mythe et les croyances glissent comme des brumes sur le rivage ; les pensées s’évanouissent ; les mots meurent à peine prononcés ; et la mémoire d’hier est aussi pleine d’ombres que l’espoir du lendemain –seul le chapelet de mes lieux communs semble sans fin ».
Reste me semble-t-il que la fiction contemporaine retrouve dans ces lieux communs des scarabées incroyables, les singularités de l’extraordinaire, notamment à partir de Poe et en particulier dans l’œuvre de Borges où l’impossible et l’absurde se côtoient dans le temps du labyrinthe. S’y promène dans les latrines de la bibliothèque un inconnu qui est tout autant un Dieu. Dans des récits de ce genre, le commun explose en direction de l’incalculable, un incalculable étonnant, hors des attentes convenues dans un fantastique qui défie toute imagination. Mais il s’agit là du fil qui peut-être pousse en-dehors de l’esthétique vers les formes d’un temps pluriel que j’affectionne selon mes propres filaments, des filaments hors du commun, détournés de l’ordinaire selon des interruptions du récit assez différentes de celles de la modernité et que Borges appelle Eternité. Un jour sans doute, je reprendrai avec Rancière le fil d’une discussion commencé il y a longtemps entre le temps mort des choses ordinaires et le flamboiement  de l’extraordinaire dans l’espace de la fiction la plus noire.


J-Cl. Martin   

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