lundi 9 septembre 2013

La négation




Le concept pour Hegel n’est pas une simple notion. Il est une conception, une méthode capable de réunir les différents éléments du monde dans une totalité organique dont la forme est circulaire. En ce sens, il n’est ni linéaire ni une simple catégorie pour découper la réalité en classes d’objets. Il ne relève pas d’une abstraction désossée capable de prélever, par exemple, de toutes les feuilles ce qui leur est commun, ce qui est identique de l’une à l’autre pour les fondre dans la notion de « Feuille en soi ». Le concept n’est pas une logique de fossoyeur mais d’abord un prédateur. Il ne vise pas à décanter les différences dans l’unité d’un schéma ne mémorisant que les grands traits, semblable à un ensemble d’éléments bien distingués, famille de cuillères ou de fourchettes pensées abstraitement. Cela ne nous donnerait qu’un squelette trop figé pour rendre compte d’un être dont toutes les différences auraient été expurgées[1].
Nietzsche et Bergson retrouveront cette idée lorsqu’ils affirmeront, chacun dans son domaine propre, que les concepts ne sont trop souvent qu’une volonté de manipuler le réel, de produire une classification instrumentale qui immobilise la vie, le mouvement concret de l’être, lequel forcément échappe à tous ces filets aux mailles bien trop larges pour capter l’essentiel, la richesse infinie des échanges qui caractérisent, par exemple, une goutte d’eau. Hegel prend donc le plus grand soin à arracher le concept à cette immobilité produite par notre entendement classant les choses en catégories abstraites. Un concept n’aurait aucun intérêt s’il se confondait avec une simple classe d’objets. Il ressemblerait alors à une coquille vide, une noix creuse, cadavre dont le contour ne nous dirait pas grand-chose de l’organisme qu’il contenait avant de se fendre sous sa pression.
Le concept, au sens de Hegel, est déjà processuel, pour reprendre l’expression de Deleuze dans Qu’est-ce que la philosophie ? Il témoigne d’un processus qui ne reste pas seulement subjectif -idée ou représentation- mais est déjà débordé par une réalité en devenir. Le concept hégélien, bien sûr, appartient à la vie de l’Esprit, et c’est dans un sujet que se trouvera élevée la substance dont il rend compte. Mais avant d’être seulement une opération ou une fonction intellectuelle, descriptive, il est un mouvement réel. Au lieu de se contenter d’une simple « logique subjective », d’une analytique de la représentation comme c’est le cas de Kant, il faut que le concept manifeste encore une « logique objective ». C’est dans la chose même que s’articule tout un mouvement dont la pensée devra suivre les raccords.
Je peux par exemple me contenter de classer tous les bourgeons du genre pommier et décrire leurs caractéristiques par opposition aux poiriers. Ce ne seront certes pas les mêmes fleurs, le tableau de l’une ne recouvrant pas celui de l’autre. Mais cette différence ne fera pas un pommier, ni un poirier. Elle ne rend pas compte de la manière dont le bourgeon devient une fleur qui sera remplacée par un fruit dont les pépins s’ouvrent déjà à l’arbre futur qui les fera éclater. Dans le premier cas, on a une différence simplement extérieure : celle des pommes et des poires, différence de classes, d’espèces. Ce qui intéresse Hegel, c’est plutôt d’en rester au même bourgeon pour y noter des différences internes, parfois très violentes, le déploiement du processus qui passe à la fleur et, de là, au fruit qui vient la remplacer. Meurtre de la fleur dans le fruit ! Bref, au lieu de réaliser un tableau, une taxinomie, il s’agit plutôt de composer un graphe, un diagramme qui résulte de ce que Hegel appellera bientôt la chose même. Le pouvoir de définir la nature d’une chose « ne semble d’abord être déterminé que par le fait qu’elle se réfère à autre chose, et son mouvement semble lui être communiqué de l’extérieur par une puissance étrangère ; mais le fait qu’elle ait chez elle son être autre, et qu’elle soit son mouvement propre et autonome, cela est précisément contenu dans cette simplicité du penser lui-même ; car cette simplicité-ci est la pensée, se mouvant et se différenciant elle-même, l’intériorité propre, le pur concept[2]. »
Le concept relève d’un procédé dont les différences ne sont pas seulement des distinctions par rapport à d’autres êtres, mais des modes de constitution interne qui vont comporter des phases dissemblables, des moments dont le développement témoigne d’un « rythme[3] », d’une articulation que la philosophie de Hegel se propose de suivre dans son détail pour chaque figure dont il est capable. On comprendra qu’il s’agit là d’une toute nouvelle conception de la Science, une formation génétique qui n’exclut pas les dramatisations, les intrigues de la littérature ou les aventures de l’Etre comme autant de risques pour la Pensées. Le modèle pour lequel penche Hegel -la genèse du concept- sera redevable d’un plan littéraire, compréhensif plus qu’analytique ou explicatif. C’est dans la chose même que sont données les articulations qui font comprendre et interpréter sa violence d’un autre biais que celui de la comparaison. Et, cette détermination trouvera bientôt fortune dans la manière dont chez Dilthey vont se distinguer, dès 1870, les sciences de la nature des sciences de l’esprit non sans se compliquer, avec plus de force encore, dans l’extension que Nietzsche, puis Freud, vont conférer au concept d’interprétation par opposition à l’idée toute faite d’explication[4]. Chaque chose réclame sa vérité en fonction de son degré de développement le plus fougueux et en fonction du point de vue surprenant sous lequel on l’aborde.
Depuis Hegel, le concept n’est plus une idéalisation extérieure à la chose. Il en désigne la force de création et de destruction, la vie intime : la force florale qui ne fait plus qu’un avec le mouvement du corps et son interprétation! La Phénoménologie de l’esprit nous sauve résolument du dualisme de l’esprit et de la matière, de l’âme et du corps puisque l’âme n’est plus que le relevé du corps, l’historique donnée à sa croissance, à son épanouissement ou à ses devenirs les plus surprenants, les plus transgressifs. La transgression ne s’explique pas. Elle peut se comprendre en fonction d’un point de vue à créer. C’est sur l’un de ses embranchements seulement que tel processus pourra en rencontrer un autre, comme pour une bouture entre deux branches réalisant un bourgeon inédit, difficile à prévoir dans sa nature et sa forme. Aussi faudra-t-il y reconnaître des sauts possibles, des incisions, des déraillements selon lesquels tout est issu de tout à la manière du cercle qui en recoupe une infinité.


On comprendra donc, par tout ce qui précède, que la conscience puisse se définir immédiatement comme « l’acte d’outrepasser le limité, et quand ce limité lui appartient, l’acte de s’outrepasser elle-même[5]. » On ne saurait contester dans la vie de l’esprit cette constante inquiétude par laquelle il « se gâte toute satisfaction limitée. » A la différence de l’animal qui se scinde et meurt lorsqu’il veut aller au-delà de sa nature, poussé par un autre qui le menace, comme le rat se jette dans la gueule du chien, la conscience au contraire présente plus de violence et de plasticité. Elle est un constant passage à la limite, une transgression capable de se maintenir en vie (Aufhebung). Rien dès lors ne peut se dire définitif, achevé, fini. Toujours un mouvement infini ouvre le fini par un coup de scalpel, induisant un débordement, une fêlure ou une cicatrice. Et c’est le cas, effectivement, de l’organisme unicellulaire qui s’outrepasse en un autre, se divise mais ne meurt pas complètement dans cette division suicidaire. Le monde manifeste un perpétuel devenir et, quel que soit l’organisme considéré, un infini le gonfle au point de faire éclater son enceinte et de déstabiliser ses clôtures sous le nom du besoin ou du désir. Le devenir n’est pas autre chose que cet appel infini dans le fini, ce mouvement pour creuser la conscience d’un grand vent querelleur qui pourrait tout autant s’interpréter en terme de morsure, semblable au vide, à la faim qui nous travailleraient de l’intérieur, un néant qui gonfle l’être et, ce faisant, le transforme.
L’être, sa plénitude, ne permettent guère le mouvement. Il en va comme de ces jeux présentés sous forme d’une tablette composée de petits carrés mobiles. Un puzzle, fermé sur un cadre, où glissent des pièces dont la ventilation permettra de recomposer le dessin d’origine. S’il n’y avait pas de case vide, les éléments ne pourraient se mettre à circuler, à jouer les uns par rapport aux autres. La déconstruction est source de vitalité, la destruction force de création, comme Apollon se relève des mauvais coups que lui donne Dionysos. Sans la case vide, les éléments resteraient immobiles et difficiles à restructurer. Alexandre Kojève donne de cette puissance du dehors maints exemples. Celui de la bague ferait tout autant l’affaire. Sans le trou qui s’ouvre en son milieu, elle ne serait pas anneau et aucun doigt ne pourrait s’y loger. Le cercle n’est donc clos que de manière illusoire. Il faut y voir plutôt le Mal, le Néant qui nie l’or et y aménage un vide permettant en même temps l’ouverture d’une alliance, l’union avec un autre être. Sans cette aération du négatif, qui nie, perce et cisaille, nous serions condamnés à nous contenter de ce qui est [7], morne et immense plaine sans vie.
Le négatif aux yeux de Hegel n’est que l’infini qui, sans cesse, empêche la fermeture sur soi d’un système, l’ouvre, trop large à contenir dans ses frontières. Il introduit dans le fini l’élément vide, l’élément surnuméraire en mesure de modifier sa composition et de réaliser un devenir. Le mouvement, le devenir sont un appel au dehors, une lésion ou une lame parfois fratricide qui interdisent au vivant de se contracter dans l’immobilité des pierres. Même les montagnes, comme le savait déjà Montaigne, manifestent du mouvement en adoptant un autre temps. En les visualisant sur plusieurs millénaires, elles se transformeraient en vagues[8]. Elles ne seraient donc rien sans les vallées qui y creusent des passages, sans les failles pour réaliser dans la roche une absence, une crevasse génératrice de mouvement.
On n’insistera jamais suffisamment sur l’idée que La logique de Hegel ne commence pas vraiment par la doctrine de l’Etre, mais que sa première disposition sera celle du devenir, mis en mouvement par le Néant ou le négatif. Cela montre suffisamment que la stabilité, le repos qu’offrent les choses finies ne sont qu’une abstraction du regard qui ne sait pas déceler le mouvement dans une plante qu’on dirait inerte mais dont l’éclosion, invisible à l’œil, n’en existe pas moins. Mais nul besoin, pour rendre compte de ce labeur du négatif, d’en passer par des commentaires. Hegel a trouvé les mots justes mieux que tout autre : « La négativité est la pulsation immanente du mouvement autonome, spontané et vivant[9]. » Il s’agit d’entendre par là le travail d’un dehors « immanent » comme l’estomac nous creuse de l’intérieur dans le mouvement de la faim, nous poussant hors de tout repos en nous contrariant. On comprendra ainsi que « la contradiction est la racine de tout mouvement et de toute manifestation vitale ; c’est seulement dans la mesure où elle renferme une contradiction qu’une chose est capable de mouvement, d’activité, de manifester des tendances ou impulsions[10].» Le négatif est la douleur et la violence de la vie qui tire tout hors de son sommeil et de son abolition dans le repos. En effet, « l’abstraite identité à soi ne correspond encore à rien de vivant, mais du fait que le positif est par lui-même négativité, il sort de lui-même et s’engage dans le changement. Une chose n’est donc vivante que pour autant qu’elle renferme une contradiction et possède la force de l’embrasser et de la soutenir[11]. » Ce qui montre suffisamment que le négatif n’est opérant que dans la chose qui possède la puissance, la capacité suffisante pour supporter et mener à terme le manque qui la tenaille de l’intérieur. Au-delà du manque, il y a la force d’un être qui manifeste l’aptitude au dépassement de soi au lieu que le rat se jette dans les pattes du loup, histoire d’en finir et d’abolir l’inquiétude du négatif !

JCM

Extrait d'une "Intrigue criminelle de la philosophie -Lire La phénoménologie de l'esprit de Hegel" consacré à la négation.




[1] Cette richesse de la différence qui vient fibrer le concept est abordée dans la Préface p. 36.
[2] PH.E. Préface, p. 64. Trad. Lefebvre modifiée
[3] Hegel parle « du rythme de la totalité organique », p. 64. Quant à l’exemple du Bourgeon, il est introduit dès les premières pages de la  préface (p. 28).
[4] DILTHEY, Le monde de l’Esprit, I, Aubier-Montaigne, 1947
[5] PH.E. Introduction, p. 85, nous retiendrons cependant pour ce passage la traduction de HYPPOLITE, Vol. 1. p. 71.
[6] La plasticité est un concept séminal de la lecture que Catherine MALABOU a engagée autour de Hegel, L’avenir de Hegel, Vrin, 2000.
[7] Le travail du négatif, la néantisation de l’être constitue le moteur même de sa lecture dans un cours dont QUENEAU a pris note et publié sous le titre d’une Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1947 et particulièrement p. 167.
[8] Michel de MONTAIGNE Essais III, 2, édition Pierre Villey, Paris PUF, p. 804.
[9] Logique II, 70.
[10] Ibid. p. 67.
[11] Ibid. p. 68.

1 commentaire:

  1. Ce qui fait la nouveauté d'un concept, lui conférant presque le caractère d'événement, est effectivement de l'ordre "processuel". On est bien en face d'un processus inédit ne relevant d'aucun algorithme existant ("logique subjective"), qui a sa "logique objective" propre, autant dire son mouvement propre bien difficile à prévoir, et encore moins à limiter.
    L’intérêt de ce passage est d’illustrer ce propos au sujet de la négation selon Hegel, qui lui associe un principe de transgression. Plus que lui être arbitrairement associé, ce principe de transgression s’avère induit, c’est là la marque d’un processus propre et intrinsèque au concept de négation
    A ce sujet, une amie nous dit un jour que « le problème des philosophies dites « négatives », est qu’elles s’accompagnent trop souvent d’une régression. De débats archaïques, voire de guerres ou luttes, de retours vers des pensées mystiques, les religions ou autres panthéismes. Voire, sans doute n’osait-elle pas le dire, un retour à certaine métaphysique. »
    On se félicite ainsi d’avoir dans ce passage des éléments de réponse et de contradiction à un tel point de vue.
    « Le négatif aux yeux de Hegel n’est que l’infini qui, sans cesse, empêche la fermeture sur soi d’un système, l’ouvre, trop large à contenir dans ses frontières. Il introduit dans le fini l’élément vide, l’élément surnuméraire en mesure de modifier sa composition et de réaliser un devenir. Le mouvement, le devenir sont un appel au dehors, une lésion ou une lame parfois fratricide qui interdisent au vivant de se contracter dans l’immobilité des pierres. »
    Voilà bien une idée maîtresse !
    Car paradoxalement, c’est une pensée positive se voulant progressiste (sans la faire tomber ou la réduire ici au positivisme de l’Auguste comte, quoique…) qui, en opposition arbitraire à une pensée négative, fige les idées dans un plan analytique où tout repose et part d’une origine, d’une axiomatique relative à la distinction entre vrai et faux, une progression sur fond de perpétuelle dialectique dans laquelle la pensée s’enfermerait comme évoqué dans ce passage.
    Nous voilà donc ici avec Hegel et « La phénoménologie de l’esprit » à préférer le couple du moteur à induction « Négation/Transgression » au couple du moteur ‘positif’, pourtant à réaction (car relevant finalement d’un certain déterminisme lui ôtant tout caractère inédit)« ‘Position’/Progression ».
    Oui, il s’agit bien de parler de position et d’inertie quand on parle de la positivité d’une pensée oubliant de prendre en compte l’événement inédit, le phénomène engendrant l’étonnement, voire l’épuisement de ce qui pouvait se concevoir (cf Deleuze).
    Il s’agit de considérer ici l’impulsion nouvelle liée à tout événement ou phénomène ainsi considérés. Cette impulsion que la progression de la pensée positive a perdue, dés son origine, réduite à une position sur le plan de sa trajectoire analytique balisée. Une impulsion qui transgresse ce plan pour le dépasser en l’élargissant à l’espace d’une infinité de plan, d’une infinité d’alter-natives.
    Seules la vie et les différents modes d’existence relèvent effectivement de la catégorie de l’im-pulsion, d’une pulsion endogène et intrinsèque, c'est-à-dire du désir et de la volonté de puissance.
    « On comprendra ainsi que « la contradiction est la racine de tout mouvement et de toute manifestation vitale ; c’est seulement dans la mesure où elle renferme une contradiction qu’une chose est capable de mouvement, d’activité, de manifester des tendances ou impulsions.»
    En effet. Une « impulsion »« racine », ou origine, que la position de la pense analytique même en cours de progression a déjà perdue, s’essoufflant d’ailleurs.
    Voilà qui vient nourrir notre intérêt pour la phénoménologie, bien plus que pour la philosophie analytique.

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