Dans
Le Banquet, il s’agit de dire ce
qu’est l’amour, d’en faire l’objet d’une interrogation et d’un savoir. L’amour surgit
comme une réalité problématique. Le questionnement de l’amour se déplace sur
Eros : qui est Eros ? Poser cette question semble nécessaire pour répondre
à celle de l’amour – et s’interroger sur Eros revient là encore à reconnaître un
problème. Ce qu’est l’amour, chacun pourrait le savoir en l’éprouvant, et définir
Eros semblerait facile en se reportant à
la tradition. Cette facilité rendrait presque inutile tout discours prétendant
parler d’Eros et de l’amour. En persistant à questionner, Platon maintient le
caractère problématique d’Eros et de l’amour : quelque chose laisse la
pensée inachevée.
A
l’intérieur du texte de Platon, la question « qu’est-ce que l’amour?»
devient « qui est Eros ?». Cette dernière question se dédouble à
son tour et signifie : « qui est Eros, est-ce un dieu, quelle est sa
nature, etc. ? », en même temps que, de manière muette et étrange :
« Eros peut-il être parmi nous ? ». L’enjeu du dialogue est de
déterminer la nature de l’amour ; de déterminer la nature du dieu de l’amour,
son identité ; d’identifier Eros parmi les hommes. Un questionnement implicite
interroge les conditions de possibilité : est-il possible de soumettre
l’amour au logos, d’en faire l’objet
d’un savoir ; est-il possible de définir Eros, de dire son identité ;
est-il possible qu’Eros soit parmi nous ? Peut-être que celui qui comprend
le mieux ces questions et problèmes est Alcibiade, l’éphèbe ivre amoureux de
Socrate.
Vouloir
saisir l’amour par le discours paraît à la fois impossible et engendrer une prolifération
du discours. Le dialogue relate un banquet qui est d’abord l’objet d’un
discours puisqu’il est raconté par un des participants (Aristodème) à un autre
qui n’y était pas (Phénix). Le Banquet
s’ouvre sur un discours portant sur un ensemble de discours, le premier
renvoyant à un discours passé, absent,
objet d’un certain désir (celui de Phénix). Platon insiste sur la prolifération
des discours : Phénix fait le récit de ce banquet à quelqu’un qui le
répète à Glaucon, lequel à son tour demande à Apollodore de lui faire le récit
du banquet pour s’assurer de la conformité de celui qui lui en a été fait. Le discours
se répète selon des versions différentes qui se rapportent à un événement dont
nous ne sommes pas certains qu’elles en disent la même chose. Le Banquet serait un texte sur les
conditions et limites du discours mais également sur ce qui se soustrait au
discours – l’amour, l’absent du discours.
Le
thème de la prolifération des discours est d’autant plus présent que, lors du
banquet, plusieurs convives discourent tour à tour sur l’amour. Ces discours
supposés porter sur un même objet (Eros) sont différents et se réfèrent à
d’autres discours : Phèdre évoque Hésiode, Pausanias répète le discours de
la tradition et Eryximaque celui de la médecine, Socrate rapporte les paroles
de Diotime, etc. La pensée devient un labyrinthe de discours qui se
multiplient, se répètent, se différencient, divergent – une bibliothèque de discours
juxtaposés, croissant à partir d’un centre insaisissable, mobile comme un démon
sautant de discours en discours pour les faire se multiplier, différer, se
perdre dans le labyrinthe : Eros. Si celui-ci est le dieu de l’amour, il
est aussi le démon du discours, de la pensée, les engageant dans une pullulation
folle qui les désoriente, les empêche de se refermer sur leur objet.
Cette
prolifération labyrinthique de la pensée paraît impliquer plusieurs idées :
penser ou parler, ce n’est pas dire la chose même mais répéter d’autres
discours qui sont repris sans garantie que la reprise soit fidèle – comme celle,
ici, du texte de Platon ; penser, c’est penser
à, impliquant une absence qui est moins un manque qu’une force ; penser
implique le rapport à ce qui empêche de penser, force à penser tout en
empêchant la pensée ; la chose dont est supposé parler le discours échappe
au discours, celui-ci visant d’autres discours mais ratant la saisie de la
chose en excès par rapport au discours et à la pensée (le concept par
définition inachevé, ouvert par un excès qui le limite et le relance dans un
devenir sans fin ?).
Sans
doute Platon n’en reste pas là et la constatation de la prolifération des
discours n’aboutit apparemment pas à un relativisme qui les rendrait
équivalents : il s’agit de produire un type de discours qui, s’imposant
par sa nécessité, permettrait l’intellection-contemplation de l’Idée, dévalorisant
ainsi les autres types de discours. Mais cette valorisation n’empêche pas le
phénomène étrange de la prolifération d’exister et ne l’explique pas de manière
suffisante : invoquer l’opinion comme cause du discours dévalorisé repose
sur une tautologie (« ils pensent mal parce qu’ils pensent par opinions, c’est-à-dire
mal… ») ; ne rend pas raison de la possibilité d’une telle cause,
c’est-à-dire de la possibilité, pour le discours, d’errer et de
proliférer ; obscurcit l’idée que « penser mal » révèle
peut-être la nature de la pensée comme affirmation de possibles, c’est-à-dire
que la pensée, en rapport avec un impensable, un excès qu’elle ne peut réduire,
demeure ouverte, proliférante, labyrinthique. De même, poser la nécessité de
valoriser un type de discours contre les autres et établir que ce discours nécessaire
permet de penser l’Idée opère un glissement de la logique du discours à l’être dont
Kant – et déjà, à sa manière, Gorgias – a souligné le caractère abusif. Peut-être
le discours de Platon n’est-il lui-même qu’un discours parmi d’autres, happé
par le sans-fond du discours, le chaos qui l’anime – doute ou crise qui
traverse le Parménide. Peut-être n’y
a-t-il pas un discours de Platon mais
une pluralité, tant celui-ci est ambigu et multiple. Peut-être Platon
rencontre-t-il avec l’amour ce qui, plus clairement qu’ailleurs, empêche le discours
dialectique de s’imposer, de se différencier, le renvoyant à la nature
labyrinthique, au fond chaotique du discours, de la pensée.
Eros
est tantôt ceci, tantôt cela, il ne cesse selon les discours de changer d’identité :
il est un dieu, un démon, il est laid, il est beau, il est jeune, il est vieux,
il est même double (Eros céleste et Eros vulgaire), etc. Il y a dans Le Banquet au moins cinq Eros
différents. Il n’a pas d’identité fixe et évidente, il est, dans le texte, sans
cesse autre que ce qu’il est et par là marqué par le nomadisme et l’absence. Cette
pluralité d’Eros peut être rapportée autant à sa nature qu’au fait qu’il soit
d’abord objet de discours. Si chacun peut faire l’expérience de l’amour, cette
expérience n’est pas en elle-même une connaissance, celle-ci présupposant que
l’on se place sur un autre plan que celui de l’expérience, autre plan qui, dans
Le Banquet, est d’abord celui du
discours, lequel est un moyen pour la contemplation, c’est-à-dire une intellection
non discursive. Même Socrate développe un discours qui est la répétition de
celui de Diotime et du dialogue de celle-ci avec Socrate : penser, c’est
répéter, faire proliférer un discours, et si pour Platon la pensée philosophique
est animée du souvenir de l’Idée, dans Le
Banquet penser est d’abord se souvenir de discours que, par ce souvenir, on
multiplie.
La
question « qu’est-ce que l’amour ? » devient « qui est
Eros ? », ce changement accompagnant l’exigence de passer du plan
empirique à celui de la connaissance. Demander « qui est
Eros ? » permet d’aborder la question de l’amour du point de vue de
la connaissance : par-delà les expériences individuelles et subjectives de
l’amour, sa définition n’est possible que par ce qui est commun à chaque amour
particulier, identique en soi et pour tous, ce qui exige la détermination de l’amour
en lui-même, c’est-à-dire d’Eros. La question « qui est Eros ? »
marque ainsi un premier degré vers l’ascension dialectique – le problème étant,
selon Socrate, que la plupart des intervenants ne semblent pas comprendre la
question, y répondent par des opinions, des discours déjà constitués. Mais si la
pluralité des discours brouille l’identité d’Eros, le fait est que celui-ci ne
semble pas pouvoir être, même dans le cas du discours de Socrate – qui n’est
pas le dernier discours et ne met pas fin à la prolifération –, autre chose que
l’objet de discours multiples : si Le
Banquet développe des discours sur l’amour et Eros, ce n’est pas seulement
que la connaissance nécessite du discours mais parce qu’Eros serait d’abord celui
auquel on ne se rapporte qu’en en parlant par l’intermédiaire de discours qui,
comme dans une galerie de miroirs, se démultiplient à travers d’autres. Cette
nécessité n’est-elle pas la conséquence de la nature même d’Eros et de
l’amour ?
Dans
les paroles de Diotime rapportées par Socrate, Eros est défini comme un démon
intermédiaire, tantôt ceci et tantôt l’inverse : « […] par nature il n’est ni immortel ni
mortel. En l’espace d’une même journée, tantôt il est en fleur, plein de vie,
tantôt il est mourant ». De même, il n’est « jamais ni dans l’indigence ni dans l’opulence », et « il se trouve à mi-chemin entre le savoir et
l’ignorance ». Sa place est celle de l’entre-deux, « il interprète et il communique aux dieux ce
qui vient des hommes », il relie les hommes entre eux, etc. Eros
apparait comme ce qui, toujours au milieu, entre, n’est jamais ceci ou cela
mais tantôt l’un ou l’autre, ce qui relie et assemble en demeurant lui-même
hors identité, hors liaison, ailleurs et au-delà, en excès. Comment un tel
démon pourrait-il être saisi dans le discours, comment ce qui varie sans cesse
pourrait-il être pris dans la pensée, comment ce qui n’est pas pourrait-il être
dit ? Eros échappe au discours et en parler donne lieu à une prolifération
de discours dont aucun ne peut dire Eros, l’absent du discours.
On
pourrait même considérer qu’Eros est le dieu en même temps que le démon du
discours qui, lui aussi, est tantôt ceci et tantôt cela, qui relie, transmet –
discours qui ne peut être que répété, repris dans une prolifération
différentiante à l’intérieur d’autres discours, sans terme. On retrouverait une
reprise de ce que Gorgias, cité par Sextus Empiricus, dit du discours :
« Car le moyen que nous avons de
révéler, c’est le discours ; et le discours, il n’est ni les substances ni
les êtres : ce ne sont donc pas les êtres que nous révélons à ceux qui
nous entourent ; nous ne leur révélons qu’un discours qui est autre que
les substances ». Parler de ce qui est condamne à répéter des discours
proliférants, à errer à l’intérieur d’une bibliothèque-labyrinthe, et le
discours lui-même, moyen de la révélation impossible de ce qui est, ne peut
qu’excéder ce qui est dit, ne pouvant être dit que par un discours qui ne peut
le dire, toujours autre que ce qui est dit, ailleurs. Parvenir à un discours
qui ne prolifèrerait plus, qui ne serait l’objet d’aucune répétition, un
discours sans différence possible, est sans doute le rêve de Platon – peut-être
celui de la philosophie. Mais ce qui dans Le
Banquet est mis en scène serait l’échec de ce rêve, son impossibilité
lorsqu’il rencontre Eros ou le discours lui-même, irréductibles aux exigences
du discours philosophique puisqu’affirmant la nature même du discours ou d’Eros :
n’être pas, être entre, tantôt ceci et tantôt cela, puissance de répétition à
l’infini, itération et différence. Ce serait ce rapport entre le discours et le
chaos que Platon affronte dans le Cratyle :
« Il arrive même à Platon de se
demander si ce pur devenir ne serait pas dans un rapport très particulier avec
le langage : tel nous paraît un des sens principaux du Cratyle. Peut-être ce rapport serait-il essentiel
au langage, comme dans un ‘flux’ de paroles, un discours affolé qui ne
cesserait de glisser sur ce à quoi il renvoie, sans jamais
s’arrêter ? » (Deleuze, Logique
du sens).
Avec
l’amour, Platon semble rencontrer un obstacle au discours et à la pensée autant
qu’un moteur. C’est un obstacle similaire qu’il rencontre avec les sophistes
mais aussi l’opinion qui ne cesse d’échapper à la pensée, qui est un mode de la
pensée où celle-ci se fuit, disant tout et son contraire, l’entrainant dans une
folie proliférante selon des tourbillons qui ne se fixent pas. L’opinion implique
un excès par rapport à la pensée et au discours, un irréductible qui les laisse
béants, signalant leur fond vide ou chaotique. Celui-ci serait à la fois ce qui
empêche l’opinion d’accéder à la philosophie et ce qui nécessite la pensée
philosophique – la condamnant peut-être à l’impossibilité, à l’aporie. Ce chaos
traverserait également Le Banquet où
les discours s’enchaînent, se multiplient et cessent non lorsque la vérité
philosophique impose son évidence mais pour des raisons très
contingentes : le vin et le sommeil qui laissent malgré tout entrevoir,
comme en rêve, la vision d’un Socrate continuant, presque mécaniquement, à
discourir avec des invités à moitié endormis : « Ils se trouvaient forcés de l’admettre, même s’ils ne suivaient pas
très bien la discussion ; ils dodelinaient de la tête. Le premier à
s’endormir fut Aristophane, puis ce fut le tour d’Agathon ».
Dans
ces conditions, il apparaît que l’on ne peut penser Eros ou l’amour, le
discours ne peut dire ce qu’ils sont, on ne peut que penser à l’amour, penser à
Eros – penser à étant la formule de
la pensée lorsque son objet excède ses possibilités et demeure insaisissable,
absent car nomade et multiple, la pensée et le discours étant alors condamnés à
proliférer selon un processus de reprise et de différentiation sans terme. Si
la volonté de la philosophie platonicienne est de penser la chose en elle-même,
il semble que Le Banquet, rejoignant
le sophiste Gorgias, met en scène l’échec de cette volonté qui, avec l’amour-Eros,
se heurterait à ce qui l’empêche et, en rapport avec une nouvelle force, lui
imposerait une nouvelle forme : non pas penser la chose mais penser à
la chose, irréductible à la pensée. N’est-ce pas ce penser à dont témoigne la dernière intervention du banquet, celle
imprévue d’Alcibiade, ivre et répondant à la question par l’affirmation,
apparemment sans rapport avec ce qui lui est demandé, de son amour pour
Socrate ?
Le
discours d’Alcibiade a lieu après l’intervention de Socrate, celle-ci ne clôt
donc pas l’interrogation : un autre discours suit auquel succèdent d’autres
discours qu’interrompent seulement l’ivresse et le sommeil. On pourra bien sûr souligner
que, lorsque Socrate parle, Alcibiade n’est pas présent, qu’il n’a pas entendu
ses paroles et ne peut donc en reconnaître la vérité. On ne s’étonnerait pas
qu’Alcibiade, invité à parler, réponde à la question de savoir ce qu’est Eros
de manière incorrecte, en comprenant mal celle-ci et en lui substituant, dans
son ivresse, une autre question qui serait : « quel est l’objet de
ton amour, qui aimes-tu ? ». Pourtant, il n’est pas impossible que
cette façon de comprendre la question soit la plus profonde.
Dans
l’éloge qu’il fait d’Eros, Socrate lie l’amour et Eros à l’absence et au manque :
on aime ce qui n’est pas possédé et dont l’absence est vécue comme un manque.
Mais la relation ainsi énoncée entre amour, absence et manque est rendue plus
complexe : l’amour consiste moins à vouloir posséder qu’à vouloir posséder
toujours, sans retour possible de l’absence et du manque. L’amour n’implique
pas seulement la volonté de posséder un objet, il implique celle de la durée de
l’objet et de sa possession, de ne jamais manquer ni souffrir. L’amour a pour
finalité le bonheur, comme il a pour finalité non ce qui est en soi
corruptible, comme le corps, mais ce qui dure toujours : la vérité
immortelle, le royaume des Idées. L’amour éprouvé est un premier degré vers la
connaissance, un mouvement qui serait le signe confus d’une tendance vers le
vrai ne pouvant s’accomplir que par la philosophie, le philosophe réalisant au mieux
ce mouvement et sa finalité. Cette tendance vers le vrai, qui est le mouvement
de l’amour, est pensée dans le Phèdre
comme souvenir nostalgique et obscur du royaume des Idées contemplé par les
âmes avant leur insertion dans un corps : ce qui est absent et manque est
la vérité vers laquelle chacun tend sans le savoir, le degré le plus haut de
cette tension étant la philosophie, amour de la sagesse autant que mouvement
même de l’amour, sagesse qui n’est telle que par l’accomplissement adéquat de
l’amour. De fait, la plupart se trompent et, parce qu’ils ne le comprennent
pas, confondent le mouvement vers l’absolu qui les anime avec un désir immédiat
pour tel corps, tel visage, beau aujourd’hui et demain disparu. Même les bêtes seraient
animées de ce mouvement que seul le philosophe peut réellement accomplir.
Mais
Alcibiade, sans avoir entendu ce discours, commence pourtant par soupçonner
Socrate : « […] crois-tu un
seul mot de ce que Socrate vient de dire ? Tu sais bien que c’est tout le
contraire de ce qu’il disait qu’il voulait dire ». On pourrait penser
qu’Alcibiade confond croyance et savoir, rhétorique et philosophie, et que sa
remarque est l’indice de sa confusion. Mais, en même temps, cette remarque
affirme la nature volatile du discours, l’impossibilité qu’il soit un moyen
pour l’être d’être saisi, sa nécessaire instabilité : Alcibiade, après le
discours philosophique de Socrate, l’élaboration d’une parole se voulant
apparemment vraie et sans différence – bien que Socrate, durant son
intervention, rapproche étrangement, quoiqu’on en dise, Diotime des sophistes
et semble signaler lui-même l’ambivalence des propos qu’il rapporte :
« Et elle, comme le ferait tout
sophiste accompli, de me répondre » –, réintroduit par sa remarque la
différence et le chaos dans le discours, niant non seulement ce que vient de
dire Socrate mais la possibilité d’un rapport entre le discours et la vérité, d’un
discours qui parviendrait à saisir l’objet dont il parle. Par cette remarque,
Alcibiade signifie un autre type d’absence que celle qu’évoquait Socrate :
l’absence du discours à lui-même, celle qui marque tout discours qui par nature
s’absente de ce qu’il dit pour dire autre chose qui ne peut non plus être dit. Enfin,
cette remarque d’Alcibiade rejoint ce qui structure la suite de son intervention :
l’identité de Socrate et d’Eros car, comme l’ambigu, le mobile, l’insaisissable
Eros, Socrate disant une chose qu’il ne dit pas, puisqu’il veut dire le
contraire de ce qu’il dit, serait lui-même tantôt ceci et tantôt cela et, comme
Eros, introduirait le chaos dans le discours. Alcibiade retourne
l’argumentation de Socrate et désigne celui-ci comme étant Eros, dieu mobile,
multiple et insaisissable pour la pensée, autant que démon du discours.
Dans
son intervention, Alcibiade identifie Socrate à Eros, transformant la question
« qui est Eros ? » en une autre question : « Eros
peut-il être parmi nous et, si oui, qui est-il ? ». La question « qui
est Eros ? » vise la nature du dieu, c’est-à-dire l’essence de
l’amour : quelle est la nature d’Eros, qu’est-ce que l’amour ? La
question transformée par Alcibiade substitue le « qui ? » au
« qu’est-ce que ? ». Cette transformation de la question
initiale nie la possibilité de la démarche ascensionnelle de Socrate : pas
de ciel des Idées à contempler, ce qui est n’existe qu’ici-bas et ce qui existe
ici-bas n’est pas, se perd au contraire dans le pluriel, le multiple, le
divers, le devenir, la répétition, la différence. La pensée est déchargée de la
question de l’essence et implique celle qui demande « qui ? » ou
« quoi ? ». A cette question, il ne peut être répondu de manière
univoque et certaine puisque le « qui » ou le « quoi » se
reflètent dans la série infinie des « qui » ou des « quoi »
possibles, rendant la pensée à son errance, à son chaos, à la prolifération des
discours : l’objet de la pensée ne peut être saisi par elle et demeure en
excès. A la question d’Alcibiade ne peut être répondu que par un je pense à, je pense à Socrate ou je
pense à toi, Socrate qui devient la formule de la pensée même, penser étant
toujours un je pense à toi.
Socrate-Eros
amoureux d’Alcibiade demeure, face à Alcibiade amoureux de Socrate, un être
énigmatique, inatteignable, de même que Socrate laisse entre lui et Alcibiade
une distance qui rend celui-ci hors d’atteinte – être hors d’atteinte définissant
le mouvement même de l’amour, l’inverse de celui défini dans le discours de
Diotime-Socrate où le mouvement philosophique de l’amour permet d’atteindre
l’Idée. Socrate est perçu par Alcibiade comme un être toujours double, avec un
« air de faux naïf qui lui est si
caractéristique », un être qui demeure insaisissable, ambigu,
incompréhensible. N’est-ce pas ainsi que Socrate est perçu par tous, insaisissable
et multiple tel Eros (« A ton
habitude, tu surgis à l’improviste, là où je m’attendais le moins à te
trouver ») ? Socrate qui, par exemple, refuse apparemment de
coucher avec Alcibiade mais n’hésite pas – innocemment ? – à
s’allonger la nuit à ses côtés dans son lit ou, nu, à pratiquer la lutte avec
ce dernier. Ou bien Socrate qui recherche les beaux garçons et se fait beau
pour aller au banquet donné par Agathon (« je désire être beau pour aller chez un beau garçon ») :
« Vous observerez en effet qu’un
penchant amoureux mène Socrate vers les beaux garçons : il ne cesse de
tourner autour d’eux, il est troublé par eux. D’un autre côté, il ignore tout
et il ne sait rien, c’est du moins l’air qu’il se donne ». Mais, en
même temps, Alcibiade peut déclarer au sujet de Socrate : « Laissez-moi vous le dire : que le
garçon soit beau, cela ne l’intéresse en rien, et même il a un mépris
inimaginable pour cela ». Que veut Socrate ? Etre un objet de
désir, amoureux des beaux garçons et jaloux de ses rivaux – un objet de désir
qui en même temps persiste à maintenir l’absence dans le désir et travaille à
demeurer lointain, ambigu, impossible à définir ? Il semble difficile de
répondre tant son être paraît ambigu et multiple, tant ce qu’il manifeste n’est
pas univoque. Dans Le Banquet ou d’autres
dialogues, alors qu’il serait facile à Platon de dissiper l’ambiguïté, il la
maintient pour en faire une définition récurrente qui, au lieu de clore le
questionnement concernant ce qu’est Socrate et le statut de son discours, le
laisse ouvert et indécidable. N’est-ce pas comme un être qui semble tantôt ceci
et tantôt cela, dont le discours serait ambivalent, que Platon présente
volontiers Socrate, son caractère énigmatique, déroutant et insaisissable étant,
par exemple, souligné une fois de plus à la fin de ce dialogue ? Socrate,
après avoir passé la nuit à parler, à écouter et à boire, semble capable de
pouvoir parler encore et encore, sans cesse, comme une mécanique vivante et mystérieuse,
un être possédé par une force singulière – celle du dieu sans doute, dont Socrate
est habité, dont il est la forme humaine et sensible et qui parle par sa bouche :
encore un double – alors que tous les autres sont épuisés : « Socrate se rendit au Lycée, se lava et
passa le reste de la journée comme s’il s’agissait de n’importe quelle journée.
A la fin de la journée, vers le soir, il rentra chez lui pour se reposer ».
Qui est Socrate ?
L’amour
et Eros demeurent un problème, moins en tant qu’ils posent des difficultés à la
pensée que parce qu’ils l’entraînent dans un mouvement fou traversant toutes
les limites et d’abord celles de la pensée et du discours. L’amour et Eros
empêchent la pensée de saisir son objet et par eux le discours ne peut « atteindre à la clarté et à l’accord
avec soi-même » (Phèdre). Au
contraire, la pensée et le discours sont forcés à un nomadisme qui leur impose d’atteindre
leur limite, de s’engouffrer sans repos dans le chaos qui les traverse. Si
l’amour et Eros sont des problèmes, c’est surtout en tant qu’ils défont les
limites de la pensée et du discours, les redistribuent selon les coordonnées
obscures et mobiles du devenir. Ce n’est donc pas comme représentations
difficiles ou obscures que l’amour et Eros sont problématiques, mais comme forces
qui agissent sur la pensée et la désorientent, ruinant ses coordonnées,
peut-être ses aspirations, pour la laisser aux prises avec un excès qu’elle ne
peut saisir, qui sans cesse, comme Socrate, surgit ailleurs, pour d’autres
pensées et d’autres discours – la pensée et le discours ne pouvant se
soustraire au je pense à toi. C’est
ce caractère problématique d’Eros que marque Platon lorsqu’il pose, dans Le Banquet, la question de l’amour et d’Eros,
même si au premier abord l’amour et Eros ne sont des problèmes que pour la
pensée commune et à cause des limites de celle-ci. Pourtant, l’intervention
d’Alcibiade, qui clôt le texte, pourrait affirmer autre chose : Eros
serait un problème aussi pour la philosophie, un problème qu’elle ne peut
réduire aux coordonnées qui sont les siennes et qui demeure tel, ruinant autant
les certitudes de l’homme du commun que celles auxquelles aspire le philosophe.
Ce
rapport à un objet sans cesse absent et mobile – c’est-à-dire un problème – est
en même temps ce qui pousse la pensée à penser, à produire du discours, à la
prolifération de la pensée liée à un excès qui efface l’être au profit du
devenir. Incapable de rejoindre son objet, de se refermer sur sa saisie, la
pensée ne peut que penser, continuer à penser, affirmant des possibles qui
relancent la nécessité de la pensée. L’objet absent est ainsi moins un manque
qu’une force qui agit sur la pensée et la force à penser selon un devenir qui,
traversant le monde, n’a pas de limites. Dans ce mouvement, le problème demeure
ce qui échappe au discours et à la pensée autant qu’il ne cesse de surgir dans
le discours et la pensée dont il devient le cœur, le centre fuyant, mobile,
absent – le dehors est dedans, producteur et destructeur de ce qu’il produit,
au cœur de celui-ci et au dehors, infiniment. Selon la formule amoureuse du
discours d’Alcibiade, la pensée ne cesse alors de répéter je pense à toi, un toi
absent pour un je absent, un toi qui est toujours autre pour un je qui est toujours autre : formule
même de la pensée et du discours – la formule de l’amour.
Jean-Philippe Cazier
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