jeudi 23 janvier 2020

Qu'est-ce qu'une philosophie des multiplicités? / Jean-Clet Martin





Le temps est venu peut-être de formuler l’intelligence du concept de Multiplicité. C’est que la diversité, la variété, voire le chaos, ne seraient rien sans une traversée qui en extrait une démarche singulière. Dans le chaos prend forme du singulier. Il n’est pas que dispersion et déconstruction. Il s’agit d’une chance unique conjuguant un être prolixe autant qu’une pensée variée. Dire, comme Sartre le fait encore, que le monde est strictement absurde, c’est encore trop concéder à l’homme qui lui aurait donné sens, tout provenant de lui, de sa seule création[1]. Il y a des singularités sous bien d’autres modalités à découvrir que celles qui se mesurent à l’interprétation, à la lecture bien trop humaine que cette dernière propose en guise de partition des choses. La singularité, consistante par elle-même, est le pendant essentiel du concept de multiplicité, chaque chose se produisant sous un effort singulier et par conséquent s’affirmera aussi dans son aspect irremplaçable autant qu’incomparable.
Le concept de multiplicité a bien sûr trouvé une forte résonance dans la philosophie contemporaine, notamment entre Deleuze et Derrida qui ont cherché, chacun par des moyens dissemblables, à abandonner la croyance selon laquelle tout dans le réel devait s’avérer convergent ou se soumettre à un fondement d’une trop grande généralité, issu de la raison humaine. Etait ce déjà le cas de Heidegger qui, partant d’une « différence ontologique », refusait de soumettre l’Etre à la domination unitaire et utilitaire de l’homme ? D’une certaine manière, Heidegger tient à affirmer la différence d’une dimension fondamentale qui résiste à l’unité forcée du règne humain, un règne essentialisé selon lui par la métaphysique. Il soutient l’hypothèse d’une ontologie préservée. Mais il s’agit là d’une réserve étrange soustraite à nos calculs et habitudes, une zone mise à l’abri de nos spéculations et qui ne se laisserait jamais ramener à l’usage instrumental de la raison, elle qui n’a au final d’autre préoccupation que l’exploitation planétaire des ressources et énergies pour servir les besoins de l’homme.
Mais, à vrai dire, l’idée de multiplicité n’est pas la recherche d’une terre restée vierge et qui aurait échappé à la main basse faite sur toutes les richesses de la nature, usurpées en totalité sous l’intérêt de notre volonté, de notre liberté cruelle qui ne trouve de satisfaction qu’à tout soumettre à notre bien, à la vison d’un homme qui ne connaît que lui-même et sa volonté. La philosophie contemporaine, qui s’est exprimée entre Deleuze, Derrida, Foucault, Lyotard et d’autres, ne croit plus en une nature généreuse qui se serait mystérieusement retranchée indemne et immaculée, offerte au regard d’une révélation capable de nous sauver de la maîtrise violente que les civilisations occidentales en particulier auraient exercée sur une origine virginale et comme perdue. Il n’y a, du reste, aucune terre vierge qui se maintiendrait en son authenticité sous les affres d’une exploitation réduisant tout ce qui se présente à la captation de notre appropriation, à la capture des ressources, soumises à l’usage d’une seule espèce, d’un genre dominant s’imposant, comme dirait Descartes, en « maître et possesseur de la nature ».
L’idée de multiplicité veut dire plutôt qu’il n’y a pas d’exception authentique, ni de fondement parfaitement intacte, même si une forme peut s’extraire du chaos selon la chance d’une unité, la perfection d’une vie dont le tirage vaut comme affirmation capitale, celle de l’existant bien plus fragile du reste que l’ontologie qui le tient peut-être en otage. Il n’y a pas d’ontologie capable de renouer avec un fond indemne, une nature en retrait de tout. S’il y a des problèmes écologiques graves, il faut en conséquence trouver les mots justes. Mais il n’y a jamais eu de nature à « sauver », de planète à « protéger ». Ce sont là des slogans curieusement repris par la publicité de sociétés pétrolifères et de l’industrie automobile, comme si la terre pouvait se réduire à un thermostat et se tenait fragilement en notre pouvoir. Les fins de l’homme ne font pas la fin du monde. Et nos finalités, même dans notre souci de vérité, de restauration ontologique, n’ont aucun rapport avec la nature. Il n’y a du reste aucune nature si nous supposons par là une figure immuablement posée à l’abri de la domination que nous exercerions sur elle de manière secondaire et dérivée.
La nature a connu des catastrophes météoriques, telluriques et volcaniques auxquelles la vie aura échappé, elle qui prend des formes multiples et entre dans des mutations dont l’ontologie ne connaît rien. La vie dans ses poussières, dans ses restes les plus pauvres trouve des expressions formidables et foisonnantes, des évolutions créatrices différées dont la philosophie, qui balise notre parcours depuis le début, peut suivre les bifurcations et intensifier les carrefours. Toutes ces forces vives, qui ne font pas une seule nature mais s’en échappent pour en récréer de nouvelles, n’obéissent guère à la voie d’une ontologie fondamentale mais à celle d’une exploration de l’Evénement, de ce qui arrive en propre, d’une métamorphose inattendue inscrite au cœur le plus sordide de la destruction, de l’extinction qui n’est jamais sans restes, de l’éradication qui n’est jamais sans libérer quelque fragment vital.
C’est le moindre atome de vie, le moindre corpuscule, qui crie sa singularité et se montre chargé d’un avenir imprévisible, d’un ensemble de mondes possibles qui n’attendent pas même une heure, une occurrence favorable, mais qui vont la créer au moment même de la disparition de l’ancien monde qui les tenait captifs en son tissu. Une telle exploration vitale était à l’œuvre dans l’attention que nous avions portée aux plurivers fortement irréductibles à tout univers. C’est encore l’occasion pour nous aujourd’hui d’affirmer notre passion des multiplicités. Une philosophie qui ni ne commence chez les grecs ni ne se clôt maintenant, mais qui trouve des précurseurs dont le système n’a jamais consisté en un achèvement. Ni d’ailleurs en aucune manière de clore une fois pour toute l’histoire des récits par une vérité dernière.
Quelques noms en témoignent ici, appartenant à des âges du monde qui ne s’enchaînent pas sous un cours linéaire. Ce sont des philosophes auxquels nous sommes redevables d’une étrange vision, fortement unitaire. Des paysagistes sans égal quand il est question de l’espace mental et de son concept devenu réel. Ces paysages, ceux de la philosophie, connaissent des cartographes insolites. Spinoza en est certainement le plus remarquable. Et Leibniz, sous ce rapport, n’a peut-être rien à lui envier lorsqu’il compose d’un trait, et dans une langue étrangère, La Monadologie. Mais le plus curieux, le plus inclassable, le plus ancien tout autant, se reconnaît dans l’étrange beauté de Plotin qui finit son existence en lépreux. Et les nôtres, que nous reconnaissons en Deleuze ou Derrida, ne manqueront pas moins d’effrayer la pensée consensuelle de notre temps créant, dans la multiplicité chaotique du réel, des parcours incomparables qui témoignent bien de la naissance d’une subjectivité, d’une individuation au bord de l’extrême et du singulier.


Jean-Clet Martin
Multiplicités, Kimé, 2018, Ouverture.

[1] Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Editions Nagel, 1970, p. 37-38.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire