samedi 2 avril 2016

Théorie des fantômes / Sébastien Rongier





JCM / Vous venez de publier aux Belles Lettres un livre dont le titre surprend. Il s'agit d’une Théorie des fantômes. Est-ce parce que les fantômes ne se rencontrent pas autrement que sous une lumière théorique? Ou encore faut-il supposer qu'ils sont premiers, que les êtres en chair et en os sont nappés, nimbés de formes qui ne sont jamais pleines mais dépendent de signes ténus, pour ainsi dire fantomatiques? "Théorie", faut-il le prendre comme une requête déductive pour des choses peu visibles, des formes  dont l'expérimentation, l'observation requièrent un dispositif à inventer? une hypothèse à vérifier?

SR/ Ce titre peut paraître paradoxal puisqu’il met en tension un régime explicatif et un autre qui serait de croyance (ce que le terme « fantôme » induit, comme un réflexe). Le livre n’examine pas la croyance à proprement parler, il se place délibérément du côté de l’art et de la pensée que j’envisage comme étant les lieux privilégiés de la vie des fantômes.
Ce que le livre cherche à observer (étymologie de theorein), c’est une idée d’image qui se déduirait d’une pensée du fantôme. Ce que j’essaye d’observer, si l’on envisage le fantôme comme un signe ou une figure, c’est son processus d’élaboration, et ce qu’il induit. L’hypothèse est que le fantôme permet d’abord de penser l’image et le récit. Le fantôme est essentiellement une question d’image (pas uniquement). Ensuite, le fantôme est la figure par laquelle on peut penser et problématiser une articulation entre l’art et la mort, avancer une esthétique du deuil, et une anthropologie de la hantise.
J’aime beaucoup votre formulation « les fantômes ne se rencontrent pas autrement que sous la lumière théorique » parce que oui, il me semble que la question du fantôme est d’abord une affaire de rencontre, de mise en scène de la rencontre (c’est l’apparition) ; ensuite, oui, la question du fantôme implique littéralement la lumière, le « sous la lumière » est à la fois un enjeu d’explication et de mise en scène (fantôme/lumière/ombre), une question posée à la pensée (la lumière comme métaphore traditionnelle de la pensée interdit ou condamne le fantôme… dès lors le fantôme appartient aux franges de la pensées, ses bords, ses limites, ou ce qu’Adorno pourrait formuler comme l’impensé de la pensée) ; et enfin, oui un travail théorique permet de donner sens à ce que l’on range du côté de la croyance ou du folklore alors que, selon moi, la figure du fantôme est non seulement au cœur même de l’idée d’image, mais aussi au centre des formes artistiques, ou des technologies de l’image. Parce qu’il y a sans doute dans les gestes artistiques (sans vouloir faire une généralisation à l’emporte-pièce) quelque chose qui renvoie à la perte, au témoignage, à la mémoire par le récit ou la représentation, un geste du deuil ou d’interrogation sur la mort. De ce point de vue, le fantôme est un espace théorique, un appel à réflexion puisque d’une certaine façon les fantômes inventent les vivants autant que les vivants inventent les fantômes

JCM/ Cet appel à la lumière est peut-être plus aristotélicien que platonicien, voire matérialiste pour autant que la matière est capable d'une spiritualisation. La théorie, vous l'ouvrez finalement dans le sensible, à sa bordure, sous le registre du "diaphane". Vous pourriez reprendre un peu cette séquence qui porte les êtres au-delà d'eux-mêmes selon le transport de l'image. Epicure parlait davantage de simulacre, je crois, pour ce transport infini rendu possible par la lumière...

SR / Je ne sais pas si l’on peut affirmer que le fantôme est aristotélicien, mais en tout cas il est le cauchemar de la pensée platonicienne. Je reviens dans le livre sur ce rapport complexe à l’image de Platon en passant par la caverne ou le Sophiste. Si la vue est une faculté de connaissance, elle métaphorise l’accès vers l’Idée, en dehors de toute médiation, à commencer par celle des images et de toutes illusions mensongères. Cette obsession platonicienne de l’imitation non ressemblante s’appuie sur les grandes terminologies grecques (eikôn et eidôlon). Elle remplit une double fonction : dénoncer l’inconsistance des images et liquider l’héritage homérique, précisément sur la nature du terme eidôlon et usages fantomatiques de l’Iliade ou de l’Odyssée. La lumière platonicienne est de ce point de vue assez tranchée et radicale, peut-être même un peu aveuglante.
La pensée aristotélicienne problématise l’articulation entre vue et invisible, sans rejet, en opérant un déplacement à partir du concept de « forme » entendu entre matérialité et immatérialité. De ce point de vue, la notion de « diaphane » permet de mesurer la subtilité des variations et des approches aristotéliciennes sur ces questions. Le diaphane est ce qui révèle la lumière dans une transparence, et permet d’envisager la manifestation d’une visibilité. Les travaux d’Anca Vasiliu sur lesquels je me suis appuyé analysent le diaphane comme questions de milieu et d’intervalle, ce qui me permet de glisser de la théorie de la connaissance à une esthétique du visible définissant le fantôme : une forme d’invisible qui manifeste sa présence dans la lumière du visible, un clignotement dialectique et disjonctif qui serait une forme en l’absence de l’objet. Ce qui apparaît ou se rend visible avec le fantôme, c’est un point d’indiscernable.
La philosophie d’Aristote laisse donc ouverte une pensée de l’image, y compris à partir du fantomal, dans la mesure où il quitte le champ de la croyance pour celui de la « visualité » (traduction de phantasia-représentation par Ingrid Auriol). En ce sens, j’envisage la figure du fantôme comme processus de visualisation.
C’est vrai, je n’ai pas abordé la théorie des simulacres d’Epicure. Elle aurait eu sa place, évidemment, entre Aristote et Descartes (le contradicteur). Je ne voulais pas entrer dans cette théorie complexe des émanations, à cause de son caractère généralisé. Il y a une problématisation très forte de la matérialité et de la matérialisation de la mémoire dans cette pensée. Cela dit, j’avoue que mes lectures d’Epicure sont lointaines et peu poussées, mais je crois me souvenir qu’il envisage la présence des morts dans la mémoire des vivants comme des émanations atomiques des disparus. Mon pas de côté est d’envisager ces questions du point de vue de l’art et que c’est à partir de ce terrain que j’ouvre quelques pistes anthropologiques, ou matérialistes… puisque, pour moi, le fantôme implique une relation prégnante avec les technologies de l’image.

JCM/La technologie de l'image, vous l’inscrivez me semble-t-il dans le croisement de Barthes (la temporalité spécifique de l'indice dans La chambre claire) et de Derrida (la spectralité propre à une hantologie mise en perspective par l'essai sur Marx). Comment s'articule pour vous cette rencontre ?

SR/ C’est très intéressant que vous rapprochiez ainsi Barthes et Derrida car j’essaye d’aborder chacun d’eux d’une manière oblique. La pensée de l’image photographique de Barthes m’intéresse évidemment, comme je me suis nourri de la réflexion de Derrida pour une politique de la mémoire qui fonde l’hantologie de Spectres de Marx, livre fondamental à plus d’un titre. Mais ce qui lie ces deux auteurs, c’est d’abord une expérience de l’image et de la mort. Barthes vient après une histoire de la photographie (chargée de fantômes) vivre une expérience du manque et du deuil par un geste théorique. Pour moi, La Chambre claire n’est pas ce grand livre théorique sur la photographie (il l’est, là n’est pas la question). Cet essai livre dans ses plis une expérience très aiguë de la mort de la mère et de son image manquante. L’écriture de l’image absente comme figuration de la morte est le cœur du livre. C’est, pour moi, une sorte de « dernier portrait » de la mère. Ce n’est évidemment pas un hasard si Barthes se tourne vers l’écriture de ce livre sur les images après cette disparition. Et il s’articule au Roland Barthes par Roland Barthes qui jouait déjà de ces rapports tendus en l’écriture et le biographique… comme si la possibilité de (dire) l’image était une manière d’approcher la mort de la mère, le deuil, la mémoire.
Les choses se jouent différemment chez Derrida puisqu’après avoir réfléchi sur les enjeux propres de l’hantologie à partir de Spectres de Marx, je développe dans Théorie des fantômes un chapitre dans lequel j’analyse les rapports de Derrida au cinéma, non seulement comme philosophe mais également comme acteur. Vous allez me dire Barthes aussi a été acteur ! C’est vrai. Mais avec Derrida l’expérience de l’acteur et de l’image s’approfondit pour rejoindre sa pensée hantologique. J’essaye d’analyser cette double relation de Derrida au cinéma avec la déclinaison corps d’image / corps d’Acteur. Derrida articule l’image cinématographique (et les technologies de l’image) à la question du fantomal comme définition même du cinéma. C’est, pour le dire rapidement, l’idée du corps d’image. Mais Derrida a également été un acteur, de documentaires, et surtout d’un film de fiction de Ken McMullen Ghost Dance (1983), film dans lequel Derrida joue à être Derrida et parle des fantômes avec Pascale Ogier qui l’interroge (c’est dans ce film qu’il improvise cette phrase célèbre : « psychanalyse plus cinéma égale… science des fantômes »). Ceci ne pourrait être qu’une anecdote mais Derrida raconte avoir revu le film une bonne décennie plus tard, et surtout après la mort de Pascale Ogier. Dans le film, à la question posée par Derrida « Croyez-vous aux fantômes ? », l’actrice continue pourtant de répondre : « Oui, maintenant oui ». C’est ici pour moi le moment de retournement où le corps d’Acteur est devenu corps d’image. Derrida est littéralement entré dans l’hantologie, au sens précis où les technologies de l’image comme technologie des fantômes nous font entrer en contact avec les fantômes, c’est-à-dire avec une expérience et une pensée de la mort et du deuil.
Barthes écrit le temps des fantômes via La Chambre Claire, Derrida la vit via l’expérience complexe du film Ghost Dance. De l’image photographique aux images cinématographiques, ce sont aussi deux expériences que j’ai voulu évoquer parce qu’à mon sens elles participent de nos relations communes aux images, mais ici avec une densité stupéfiante.

JCM / Vous abordez le cinéma à plusieurs reprises, notamment en vous inspirant de "La Comtesse aux pieds nus" de Mankiewicz. Et, à vrai dire, "Eve" déjà constitue une extraordinaire fêlure dans le temps qui laisse place à la circulation des fantômes. Vous parlez ainsi de cinéfantographie, intéressante création de concept qui pourrait donner lieu tout autant à une photofantographie. Pourquoi le cinéma bénéficie-t-il d'un privilège sous ce rapport au point d’en polariser le concept?

SR/ Ce rapport d’apparition et de disparition qui définit le fantôme caractérise le dispositif cinématographique. Le cinéma est la grande machinerie moderne qui ramène les morts et nous fait aimer les ombres qui la composent. Le cinéma est cet espace-temps qui explore le corps de la représentation comme corps fantomal, à la fois sur le plan de la fiction ou de la mise en scène mais aussi sur le plan même de l’image, le corps technologique du cinéma (sous la forme native de la pellicule, mais le numérique rejoue le dispositif) est un processus hantologique. Ce grand art du XXème siècle, héritier de l’imaginaire du XIXème, et des récits qui le traverse, intensifie le processus technologique éprouvé par la photographie. La relation entre cinéma et photographie est de toute façon extraordinairement dense et tendue. Il y a par exemple tout un travail à prolonger sur la place de la photographie dans les films de fantômes, qu’il s’agisse de photographie spirite, de « dernier portrait » ou de simples photographies. Le cinéma amplifie ou met en abyme la question du fantôme et la nature même de l’image cinématographique par la question photographique. La nature hautement autoréflexive du cinéma passe par l’imaginaire et par l’image du fantôme ; ainsi la photographie est creusement de la forme paradoxale du cinéma : le photogramme est ce qui existe sans exister, qui ne prend forme que dans cette dialectique d’apparition/disparition. Quand le cinéma met en scène des fantômes (d’une manière littérale), il essaye de parler de lui-même, de mettre en forme une idée de lui-même. C’est pour cela, par exemple, que Shining est un grand dispositif théorique. Il déçoit évidemment les lecteurs amoureux du roman de King, parce que le film parle avant tout de cinéma (notamment par la mise en scène photographique… comme par hasard). Alors oui, s’il y a une cinéfantographie, je serai tout à fait d’accord pour adopter votre proposition de photofantographie. Le mot-valise cinéfantographie est un cadeau de Laurent de Sutter. Je l’ai immédiatement adopté, d’abord par goût du mot-valise (j’ai écrit un précédent essai qui a pour titre Cinématière) mais aussi parce que le mot-valise cinéfantographie montre, dans la forme même du mot, l’intrication profonde entre cinéma et fantôme, comme s’il était impossible de les dissocier. Je pense qu’ils sont indissociables. Le cinéma a nécessairement à voir avec le fantomal, même s’il ne met pas en scène des fantômes au sens classique ou folklorique du terme (le mort qui se cache sous un drap blanc et fait « bouh ! » au coin d’un château délabré). C’est la raison pour laquelle je développe une analyse de La Comtesse aux pieds nus de Mankiewicz. Ce film de 1954 est connu pour diverses raisons, mais peut-être moins sous l’angle du fantomal. Cela dit, toute l’œuvre de Mankiewicz est à lire ou à étudier sous le signe des fantômes. Sa filmographie est repose sur le thème de la revenance. C’est évident pour des films comme L’Aventure de Madame Muir, On murmure dans la ville, ou Le Limier. C’est aussi un enjeu pour Eve, à l’évidence. Ce que j’ai cherché à montrer dans l’analyse de La Comtesse aux pieds nus, c’est qu’au travers du thème de la morte, le film mettait en scène une apparition impossible. Le corps du personnage de Maria n’apparaît jamais sinon comme système d’image, ou comme révélateur de la mort à l’œuvre dans l’économie des images. Ce qui m’intéressait aussi dans le choix de ce film, c’est la place de la statue de Marie qui permet d’articuler le film aux questions de l’étymologie du mot image (eidôlon ayant également signifié « statue ») à la représentation funéraire et la question anthropologique du « dernier portrait ».

JCM/Les fantômes sont agissants mais de manière impassible et forcément sans les voir, donnés dans le visible comme son invisibilité. Cette disparition qui vient manger la présence par la puissance d'un effacement et ramène toute image à une « entre-image » peut-elle devenir sensible sans la pensée, sans une idée qu'elle appelle dans la fêlure de l'image ? Ne fallait-il pas finalement une théorie du cinéma pour faire du cinéma? Et, réciproquement, la théorie telle que vous la pratiquez n’engendre-t-elle pas elle aussi des fantômes?

SR/ Au sujet des images, je pense en effet que toute image est une entre-image. C’est la raison pour laquelle j’utilise fréquemment l’expression de Marie-Claire Ropars-Wuilleumier « l’idée d’image », d’abord pour écarter les tentations ontologisantes, et ensuite pour articuler cette visibilité de l’absence qu’est l’image entendue comme indécidable. De ce point vue, oui, l’image est fêlure, au sens baudelairien et benjaminien du terme. Je pense avant tout que le fantomal (et plus généralement les formes de revenances qui dominent l’imaginaire contemporain… il est symptomatique de voir par exemple comment une figure politique de la contre-culture comme le mort-vivant s’est imposée comme trait marquant d’une culture partagée), je pense donc que le fantomal est d’abord le trait diaphane d’une fêlure de la mémoire, renvoyant à la mort et au deuil, toujours complexe. En cela, il est d’abord une sensibilité, l’expression d’une sensibilité. La fêlure qui fragmente (y compris la possibilité du présent, y compris la possibilité de la présence) est d’abord l’expression d’une douleur, d’une brisure. Le fantôme serait en quelque sorte l’expression d’un équilibre impossible (notre condition humaine ?).
Aujourd’hui, je me demande si la figure du fantôme ne relève pas d’un archétype de l’imaginaire, mais un archétype problématique qui produirait de l’indécidable. C’est pour le moment une idée lancée sans appui mais il y a vraiment quelque chose qui structure l’imaginaire occidental autour du fantomal (il n’est qu’à voir la question du Purgatoire) et la pensée des formes artistiques et/ou technologiques. En ce sens, je crois que la figure du fantôme revoie à une forme de la sensibilité mais appelant la pensée, en tout cas appelant à penser cette sensibilité. De même, pour essayer de répondre à votre question « ne faut-il pas une théorie du cinéma pour faire du cinéma », je crois que poser un cadre, choisir un angle de prise de vue, c’est un acte de pensée. L’espace technique du tournage est peut-être le lieu d’expérimentation de la pensée. Poser sa caméra, définir son cadrage, c’est d’ores et déjà penser le monde. La récente parution en DVD des vues Lumière indique immédiatement cet acte réflexif. C’est donc une théorie agissante. Il n’est qu’à voir le cinéma d’Alain Cavalier par exemple.
Ma pratique de la théorie engendre-t-elle des fantômes ? Question désarmante… je ne sais pas, elle engendre beaucoup d’incertitude, de doutes, et du manque puisqu’il faut toujours faire des choix, faire apparaître des questions et des œuvres et en laisser d’autres sur le côté. Je ne sais pas si c’est un effet fantôme du théorique mais lorsque je rédigeais ce livre, j’écrivais également un roman (78 paru chez Fayard en septembre 2015) dans lequel figure une forme fantomale de la mémoire. Non, je pense que le livre apprend d’abord la compagnie des fantômes.


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