"Les postmodernes seraient
responsables de tous les maux… Penseurs des années soixante-huit, ils signeraient
la dégénérescence de l’esprit des Lumières. Voici donc, sous leur exercice
critique, l’ère d’un soupçon généralisé qui vient détruire la croyance au
progrès. Ce serait les fossoyeurs de « la mort de l’Homme » qui
jouiraient ainsi des derniers plaisirs qu’offrirait un monde sans valeurs,
plaisir de dénigrer, de diminuer la grandeur de l’humanité. On leur imputerait l’annonce
de la fin des temps et d’un mouvement de contre-culture qui viendrait à bout de
toute vérité et de toute droiture. C’est l’Occident même qui serait leur cible,
lui préférant le « devenir animal » ou une forme d’écosophie végane faisant
suite à la lecture Nietzschéenne de la volonté de puissance culminant peut-être
dans l’idée de déconstruction.
Beaucoup de motifs contradictoires
s’entrelacent dans une telle dénonciation. Mais il faut en ajouter de nouveaux…
Ce serait eux, incidemment, les responsables d’un individualisme forcené où
chacun en ferait à sa guise de sorte que le néolibéralisme pourrait désormais
imposer le diktat de la liberté d’entreprendre au nom de sa force, de sa
capacité à faire valoir l’efficacité d’une image, d’un renom, la gloire du
marché dans l’assomption des marchandises. Seule resterait l’illusion
deleuzienne de la création individuelle. Une recherche de nouveauté à tout prix
dont l’art contemporain produirait le symptôme : une déconstruction des
classiques qui consonne avec le gag et qui n’a d’intérêt que par le désir
producteur du marketing, tout désir étant immédiatement satisfait de lui
parce que c’est sa jouissance qui l’impose, le bonheur personnel qui constitue
sa seule norme.
Voici donc venu un temps où ne
règneraient plus de règles, plus de lois, plus d’Etat, mais un libéralisme
insultant. Celui d’une gauche caviar qui se justifie par la réussite de son
capital et du chiffre qu’il développe, de l’aura qu’il promet à ceux qui se
laissent porter par sa rhétorique, par la sophistique de la réussite autant que
du développement personnel. La déconstruction du champ politique qui s’effondre
en une espèce de réservoir des opinions démocratiques, le tassement de toute
idée de justice sociale seraient eux-mêmes issus de cette visée imposée par
Derrida, Deleuze, Foucault ou Lyotard au nom du postmoderne qui ne connaît plus
que la circulation d’un sens qui va en tous sens, bénissant le règne du
développement personnel et les illusions trompeuses du populisme.
Il en va dès lors de la promotion
de ce qui, dans l’avant-garde, mise sur des effets d’annonce, sur des titres ou
des installations qui alimenteraient jusqu’au discours de Trump dont la
contradiction reste un des seuls ressorts. Ce sont là les nouveaux maîtres à
penser qui justifieraient toute idée au nom d’une vérité confondue avec le buzz
ou la capacité à produire un hashtag porteur d’une charge destructrice :
Anti-Œdipe, Glas, Histoire de la folie, la littérature et le mal... Chaque jour
apporterait ainsi son lot d’inepties, au point que l’époque qui serait la nôtre
annoncerait celle de la « post-vérité », de la destruction de toute
référence.
Les dénonciations et les griefs
s’accumulent sans discernement contre les penseurs des années 68 disons,
présentés comme des contre-exemples effrontés venus du champ de la philosophie
française. La french theory donnerait ainsi le sentiment de s’achever
dans le rire en pourfendant tout ce qui affirmerait une tenue et une posture
capables de résister aux fausses valeurs du capitalisme ou, pour certains
encore - rien n’est trop - du fascisme, celui d’Arendt, de Derrida… Tout y
passe. Ce serait en tout cas la fausse gloire du présent ou encore l’apologie
d’une « vie liquide », une vie en perpétuelle circulation pour
toucher aux plus-values de la mondialisation comme promotion de la petite caste
des traders qui s’enrichissent à faire feu de tout bois, et en l’occurrence des
idées qui entrent dans la danse de la communication.
De tels clichés ne sont pas de
nous. Nous n’inventons rien. Ce sont les injures que des intellectuels présumés
brandissent contre le nom de postmodernité. Même à prendre ce nom pour autre
chose qu’un fourre-tout, il n’est pas sûr que ce dernier concept aurait
satisfait Deleuze ou Derrida, Foucault ou Bourdieu, on le verra. Mais, rien n’y
fait, ce sera notre baptême et nous voici contraints pour ainsi dire à endosser
le costume qu’on nous prête. Soyons donc, nous leurs derniers représentants, des
postmodernes… Il nous faut bien prendre le mot au pied de la lettre. Il serait
alors, dans le sillage de ces condamnations, plus que nécessaire de réexaminer
ce concept aux yeux de ceux qui, comme nous, se sentent les héritiers du
« siècle Deleuzien » et voir dans quelle mesure il convient de brûler
les zélateurs présumés du nihilisme accompli.
Qu’en est-il finalement des
bas-fonds dans lesquels se complairaient les philosophes de la différence, les
déconstructeurs de l’ordre établi ? Essayons d’explorer la cartographie de
ce monde que Deleuze ou Derrida, Foucault ou Lyotard auraient tracée contre les
valeurs du progrès ou des humanités que nous proposent aujourd’hui les nouveaux
penseurs prétendus au nom du bonheur moral. Ce sera, au moins en partie, un des
enjeux de cet entretien interpelant un auteur qui aura fréquenté si justement
les infréquentables."
JPC/JCM
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