On ne se demandera pas pourquoi lire
Foucault, ce qui reviendrait à examiner les raisons, sous-entendu les bonnes
raisons, qu’il y a de le faire : ce type de démarche s’inscrit dans une
perspective de justification ou de légitimation, qui, dans un souci,
finalement, d’exclusion, tend à établir qu’il faut lire Foucault plutôt que
d’autres. On ne se demandera pas non plus comment lire
Foucault, c’est-à-dire quelles procédures particulières utiliser en vue de
préserver la singularité authentique de son entreprise, car, là encore, quoique
dans un esprit différent, on a affaire à une démarche tendanciellement
ségrégative qui tend à démarquer une bonne lecture, ou éventuellement, au
pluriel, de bonnes lectures, s’opposant aux mauvaises, qui pèchent soit par
incomplétude, soit en raison de la confusion qu’elles induisent. Dans les deux
cas, il s’agit de faire passer des lignes de partage, d’installer des
alternatives, de refermer des frontières, de sanctionner avec la double valeur
de la consécration et de l’interdiction ou de la relégation. On tentera plutôt,
et c’est quelque chose de tout à fait différent, de se demander : qu’est-ce
que lire Foucault ?, en cherchant à caractériser la nature
effective de l’opération qui consiste à prendre en compte et à bras le corps le
legs laissé par Foucault, tel qu’il a été enregistré sous forme écrite et
publié de manière anthume ou posthume. Que se passe-t-il alors ? Qu’est-ce
qui a lieu ? Dans quel processus s’engage-t-on au juste lorsqu’on met en
route ce type d’entreprise ? Dans quel esprit s’attaque-t-on à ce
legs ? Est-ce en vue de le comprendre en en reconstituant l’esprit
d’ensemble ?, de le transmettre en l’état ?, ou d’en activer les potentialités
en le faisant fonctionner, travailler, produire quelque chose d’inédit ?
Il apparaît que, envisagée sous cet angle, l’opération en question est des plus
périlleuses parce qu’elle s’effectue sur plusieurs plans différents qu’il ne va
pas de soi de coordonner entre eux, ce qui suscite un certain nombre de
difficultés qu’il est indispensable d’identifier au préalable pour parvenir à
les surmonter.
La toute première de ces difficultés tient à l’incertitude
au sujet de ce qui se donne à lire sous l’appel du nom « Foucault »,
un ensemble dont le statut fait problème. Foucault lui-même, qui, à l’occasion,
a préféré s’exprimer en utilisant des pseudonymes (Louis Appert ou Maurice
Florence) ou de manière anonyme (l’entretien donné en 1980 au journal Le
Monde sous l’appellation « le philosophe masqué »), n’a
cessé de demander de façon pressante qu’on évite de le considérer et de le
traiter comme l’« auteur » d’une « œuvre » qui eût été
« son » œuvre et à l’égard de laquelle il disposât, en tant que
possesseur et maître, du droit à légiférer. Et le simple fait qu’il ait eu à
renouveler à maintes reprises cette demande signale qu’il n’était pas évident
d’y satisfaire : on peut même avancer que, à mesure que se déroulait son
parcours, il était de moins en moins évident de le faire, ce qui l’est
peut-être moins encore aujourd’hui, une trentaine d’années après que ce
parcours ait été interrompu, ce qui le condamne à ne plus se poursuivre que
sous la responsabilité de lecteurs qui ont à en assurer la réception et
l’exploitation. Au fil du temps, le signifiant « Foucault » a fini en
effet par se charger d’une densité de sens, d’une puissance évocatoire quasiment
magique telle que, peut-être, il en est venu à faire écran à la réalité du
travail rangé sous son label qui s’est mis à jouer à son égard comme un masque.
La préface de la seconde édition de l’Histoire de la
folie, en 1972 restitue, sous forme d’une comptine parodique, la voix
encombrante, à la fois parasite et souveraine, qui susurre :
« Je suis l’auteur : regardez mon visage ou mon
profil ; voici à quoi devront ressembler toutes ces figures redoublées qui
vont circuler sous mon nom ; celles qui s’en éloignent ne vaudront
rien ; et c’est à leur degré de ressemblance que vous pourrez juger de la
valeur des autres. Je suis le nom, la loi, l’âme, le secret, la balance de tous
ces doubles. »
L’instance qui se fait entendre ici, en énonçant :
« Je suis le sujet exclusif de mon œuvre », est une instance de
pouvoir, au sens où par ailleurs l’entend Foucault : c’est-à-dire qu’elle
instaure une relation de domination, celle qui assujettit des lecteurs à un
auteur-maître. L’auteur, auctor qui est aussi actor,
détient dans tous les domaines où il intervient l’initiative d’ordonner :
l’auctor par excellence, le « créateur », c’est Dieu, qui
tire ses « oeuvres » du néant, ce qui justifie qu’il exerce à leur
égard une pleine auctoritas. Dans le domaine de l’intellectualité,
et plus précisément des productions discursives, l’auctor est celui
qui, censément, fait autorité, en assumant directement la responsabilité de
leur contenu, dont il détient à titre personnel l’initiative pleine et entière,
ce qui justifie qu’il signe ses écrits de son nom, en imprimant en eux sa
marque de fabrique, un poinçon qui vaut comme titre de propriété. Face à lui,
mais à un niveau inférieur, ne resterait au lector qu’à se plier à
cette autorité dont il exploite les retombées : son affaire est uniquement
la lectio, au sens où lire, legere, c’est diffuser un message qui a déjà été élaboré, par exemple en tirant des œuvres des auctores matière
à enseigner, dans le cadre propre à une activité professorale, activité de
second niveau ou de seconde main ayant renoncé à être authentiquement
créatrice, ce dont la pratique académique du commentaire, cantonnée dans une
fonction d’enregistrement, constituerait l’exemple par excellence. Cette
pratique circulaire jouant sur des renvois du même au même, ou de l’original à ses
copies, est cautionnée par ce que Bourdieu appelle par ailleurs « raison
scolastique », qui place ses tenants à la traîne de lignes déjà tracées
dont ils se contentent de réaliser des imitations autant que possible
conformes. Foucault, comme Bourdieu, n’a guère été indulgent à l’égard de
scoliastes qui, sans s’apercevoir qu’ils tournaient en rond, ont, selon lui,
gâché leur temps à expliquer dévotement « ce que Marx a dit »,
« ce que Marx a vraiment dit », par exemple en se contentant de
« lire Le Capital ». Si on veut être conséquent, cela
doit être pris pour un avertissement par ceux qui seraient tentés de consigner,
ou de co-signer au titre d’interprètes autorisés, disposant de l’auctoritas dont
la source a jailli de l’auteur, « ce que Foucault a dit », voire
« ce qu’il a bien dit », à la fois parce qu’il l’a dit effectivement
et parce qu’il aurait eu raison de le dire. C’est pourquoi, comme on l’a dit
pour commencer, lire Foucault fait problème.
Cette difficulté, Foucault n’a pu manquer de la ressentir,
lui qui, c’est une constante de ses démarches, s’est méfié par-dessus tout des
explications renvoyant au présupposé de l’origine ; ce genre d’explication
installe une continuité à ses yeux artificielle entre un contenu substantiel se
tenant avant, en arrière ou par dessous, par exemple sous forme de
potentialités inexploitées ou de non-dits, et les manifestations qui, en ayant
émergé, sont censées représenter, authentiquement ou non, ce contenu initial. À
cette séquence idéale, qui comporte une dimension temporelle, il oppose des
analyses en réseau, spatialisées, qui, appliquées à des formations discursives,
permettent de brancher celles-ci sur un dehors, concrètement sur du
non-discursif, donc de les saisir en extériorité, au lieu de les ramener à un
modèle unitaire dont la cohésion serait conditionnée et garantie de l’intérieur
par la permanence d’une intention centrale : c’est ce qui lui a permis de
mettre d’emblée hors jeu la référence à la verticalité du sens, tout en
écartant le formalisme des structures et les effets artificiels de
systématisation qui en découlent. Les choses dites, sa démarche a consisté à
les prendre avant tout comme des choses, des choses auxquels il est arrivé
d’être dites, le fait qu’elles aient été dites par tel ou tel étant, à ce point
de vue, secondaire et relevant à la limite de l’anecdote : il a déclaré
quelque part qu’il aurait souhaité pouvoir écrire des livres sans qu’y soit
mentionné aucun nom propre et, a fortiori sans qu’y soit faite aucune citation,
avec note en bas de page en guise de caution venant en authentifier la
signature. En prenant cette attitude, il a cherché à échapper au piège de
l’interprétation qui a le tort d’autonomiser le discursif, de lier celui-ci au
dispositif de ce qu’on peut appeler une « pensée du dedans », en
proie au vertige de la profondeur : ayant pour instrument privilégié
l’abstraction, cette dernière attitude conduit à dématérialiser le discursif,
et en conséquence le soustrait à une perspective proprement historique. A
partir de là on comprend que les types de lecture en forme de « retour
à » – « retour à Marx » ou « retour à Freud » – lui
aient paru faire difficulté, ce qui revenait du même coup à invalider des
entreprises prenant la forme d’un « retour à Foucault », et à
inciter, sinon à « oublier Foucault », du moins à « oublier
Foucault dans Foucault ou en lisant Foucault ».
On peut néanmoins se demander si la démarche en forme de
« retour à » est uniment régressive, soumise au régime répétitif du
commentaire, et comme tel stérile. Foucault lui-même s’est confronté à cette
interrogation dans la dernière partie de la conférence « Qu’est-ce qu’un
auteur ? », où est introduite, en vue de restituer le caractère
original de tentatives comme celles menées à l’époque par Althusser et par
Lacan, la notion d’« instaurateur de discursivité ». A la lumière de
cette notion, il apparaît que ces tentatives présentent une double
dimension : sous les espèces d’un « retour » placé sous
l’autorité d’un nom, celui de Marx ou celui de Freud, elles se placent néanmoins
dans le sillage d’une dynamique d’instauration orientée, non vers l’arrière,
mais vers l’avant ; en revenant à ces instaurateurs de discursivité qu’on
été Freud ou Marx, il s’agit de poursuivre le mouvement qu’ils ont initié, et
non seulement de retourner au point de départ de ce mouvement et de s’y
arrêter, ce qui reviendrait de fait à l’interrompre, à l’assécher. En
conséquence, ces fameux « retours » n’en sont pas vraiment, dans la
mesure où ils présentent, et même revendiquent, un aspect créatif : leur
référence de base, ils ne se contentent pas de la répéter ou de la reproduire
telle quelle en l’état, mais ils la travaillent de manière à lui faire rendre
des effets nouveaux, qui n’étaient pas directement perceptibles en elle au
départ et s’y trouvaient seulement au titre de potentialités inexploitées ou
refoulées ; autrement dit, ils s’efforcent de transformer les éléments
qu’ils lui empruntent, ce qui suffit pour les démarquer de la posture du
commentateur qui, par méthode, se défend d’ajouter quoi que ce soit au discours
auquel il s’applique aussi fidèlement et mécaniquement qu’il le peut, en
s’interdisant de voir plus loin.
Cette analyse renvoie implicitement à celle développée par
Althusser dans l’introduction à « Lire Le Capital » à l’aide du
concept de « lecture symptomale » : ce genre de lecture consiste
à voir dans le texte qu’elle prend pour cible, non pas seulement ce qu’il dit à
la lettre, mais ce qu’il ne dit pas, ou ne dit pas encore, et que d’une
certaine façon il fait dire, il aide ou incite à dire, dans le contexte d’une
entreprise théorique ouverte sur un avenir, au lieu de demeurer figée dans la
perpétuation d’une tradition définitivement établie qu’il ne resterait plus
qu’à commémorer. Althusser tirait argument de ce caractère ouvert de sa lecture
de Marx pour inscrire celle-ci dans le cadre d’un projet authentiquement
scientifique, au sens d’un projet théorique qui, une fois lancé par une coupure
initiale, procède à partir de celle-ci, non en en déduisant formellement les
conséquences, mais par reprises: ces reprises, qui ont à chaque fois à
surmonter des résistances spécifiques, remanient les acquis de la coupure
initiale, dont ils relancent à chaque fois l’impulsion en en modifiant au fur
et à mesure la configuration ; ils présentent ainsi, en tant que
mouvements de retour qui sont simultanément novateurs, inventifs, le caractère
double précédemment reconnu aux actes « instaurateurs de
discursivité ». Foucault pouvait donner l’impression, dans sa conférence
de 1969, de reprendre à son compte cette explication, à ceci près cependant
qu’il l’assortissait de la réserve suivante : cette sorte de mouvement en
spirale, qui consiste à regarder vers l’arrière pour aller vers l’avant, peut à
la rigueur rendre compte des transformations accomplies dans le cadre de
tentatives du genre du « matérialisme historique » de Marx ou de la
« psychanalyse » de Freud ; mais elles ne valent en aucun cas
pour les sciences de la nature, qui n’ont pas besoin des tours de passe-passe
de la lecture symptomale pour aller de l’avant : il n’est nul besoin de se
reporter à ce qu’ont dit Galilée, Newton ou Einstein, ni a fortiori de les
citer dans le texte pour être galiléen, newtonien ou einsteinien, c’est-à-dire
poursuivre et éventuellement relancer sur de nouvelles voies le type
d’investigation dont ils ont enclenché la dynamique.
Lacan était venu écouter la conférence sur « Qu’est-ce
qu’un auteur ? », attiré, il le dit lui-même dans la discussion qui a
suivi, par la mention faite expressément dans son prospectus de présentation de
la démarche théorique en forme de « retour à », – il a compris
qu’il était visé –, et il s’est déclaré satisfait de la présentation
donnée de cette figure par Foucault, qui en met en valeur la singularité.
Au-delà de cet accord circonstanciel, – Lacan aurait peut-être dû être
plus circonspect, ou ne pas feindre, en fin stratège, de se contenter de ce qui
avait été dit dans la conférence dont il n’était pas dupe sur le fond –,
il est manifeste que Foucault portait sur ce genre de démarche un regard
distancié, en dernière instance critique : en la cantonnant expressément
dans le cadre des investigations de sciences dites humaines – et l’on sait
ce qu’il pensait de ces dernières qui, à ses yeux, cachaient sous une apparence
de scientificité et d’objectivité, un « humanisme » honteux –,
il s’en démarquait clairement. Pour lui, la position d’« instaurateur de
discursivité » ne représente rien de plus qu’une modalité paradoxale de la
fonction-auteur qui, en en compliquant la forme, et en lui prêtant les
apparences de l’ambiguïté, préserve ce qui définit sur le fond cette
fonction : c’est-à-dire la référence à un foyer central qui sert de
principe unificateur, et de caution théorique, aux opérations menées sous son
autorité et en son nom. C’est pourquoi il n’est pas permis de l’identifier
lui-même à cette position, que ce soit en lui assignant le rôle d’un opérateur
de refonte ou en faisant de lui le pôle initial d’un processus rangé sous ce
label. En conséquence, Foucault, de son propre aveu, n’est pas destiné à être
lu comme l’auteur d’une œuvre vers laquelle on se tourne en adoptant la posture
du « retour à », par exemple en le traitant comme un
« instaurateur de discursivité » ou en lui appliquant la méthode
d’une « lecture symptomale », ce qui dans les deux cas, perpétue le
mythe de l’autonomie et de l’intériorité du discursif et, du même coup, le
livre aveuglément à la manie interprétative.
On est donc renvoyé à la question posée au départ : à
quel type de lecture la démarche propre à Foucault se prête-t-elle ? Pour
y voir plus clair sur ce point, il est opportun d’examiner la posture qu’il
adopte lorsqu’il se place lui-même dans la position de lecteur, lecteur de
philosophes comme Sénèque, Descartes, Kant ou Nietzsche, lecteur de textes recensés
comme « littéraires » comme Oedipe roi de Sophocle, Don
Quichotte de Cervantès, les romans de Sade, les écrits de Raymond
Roussel, ou lecteur de documents issus du domaine de l’archive comme les
mémoires de Pierre Rivière ou d’Herculine Barbin. Or cette posture est
originale, au point de paraître, à certains égards, provocatrice. Pour aller
directement à l’essentiel, on peut dire qu’elle est dans tous les cas de figure
placée sous le signe de l’événement : Foucault ne s’intéresse pas à des
textes pris en eux-mêmes ou pour eux-mêmes ; il les considère uniquement
comme les indices que quelque chose est en train d’avoir lieu, une modification
est en cours qui déborde le plan propre de la textualité, ne serait-ce que
parce que sa prise en compte, qui n’est pas de l’ordre de la connaissance
abstraite, exerce une action en retour sur celui qui l’effectue, le lecteur,
qui ne doit pas sortir indemne de cette expérience. Pour que cela ait lieu, il
faut que la rencontre avec le texte présente elle-même le caractère d’un
événement ne relevant pas d’une nécessité logique. Lorsqu’il est amené à
s’expliquer sur les conditions dans lesquelles il a été amené à s’intéresser à
un texte ou à un auteur, voire même à un simple document, Foucault reprend
souvent la même formule : il est « tombé dessus », c’est-à-dire
qu’il y a été amené, non par un raisonnement suivi, car cela aurait supposé la
connaissance préconçue de ce qu’il allait y trouver, mais en suivant un détour
qui, sans qu’il se soit concerté, l’a placé inopinément dans le sillage de
l’événement dont ils constituaient les représentants. Ainsi pratiquée, la
lecture se présente comme un acte auquel est attaché, dès le moment où il est
enclenché, une portée émotionnelle : cet acte est inséparable du choc
qu’il provoque, en l’absence duquel il perd tout intérêt. Lire, ce n’est pas seulement
prendre livraison de contenus discursifs ou spéculatifs déjà tout préparés dont
il ne resterait plus qu’à réceptionner et éventuellement à décrypter le
message, mais c’est, pour reprendre le terme dont Foucault s’est servi dans ses
ultimes travaux, s’engager dans un processus de problématisation où sont
simultanément en jeu le texte lu, son lecteur, et la nature même de la réalité
concernée par ces marques scripturales, considérée dans sa matérialité
historique, matérialité qui ne se confond pas avec la forme selon laquelle elle
est dite ou écrite, cette dernière n’ayant tout au plus à son égard qu’une
valeur indicielle.
C’est pourquoi Foucault, lorsqu’il assume la position de
lecteur, refuse de se maintenir dans les limites du texte auquel il a
occasionnellement affaire, que ce soit pour en relever les particularités
stylistiques ou argumentatives ou pour en proposer une interprétation
acceptable : il lui suffit de cibler en lui, en prenant le risque de lui
faire violence, ce qui l’oriente ou s’oriente matériellement vers un dehors.
Pour le dire autrement, sa démarche ne s’inscrit pas dans une perspective
d’échange réciproque, soumise à des règles égalitaires de globalité :
lorsque, dans les années soixante, il a momentanément exploité la thématique de
l’écriture, qu’il a rejetée ensuite, ayant compris qu’elle est encore un façon
d’absolutiser et de sacraliser l’ordre du dit, c’est parce qu’il a vu en elle
un instrument efficace pour bloquer la tentation de la communication et en
dégonfler les fallacieux prestiges. Attentif à ce qui se murmure à travers
l’écrit, et en se gardant de le rapporter au présupposé d’un non-dit, il s’est
efforcé d’écarter de lui ce qui relève de l’ordre centré, fermé et autorisé du
sens, et de n’en retenir que ce qui se donne, au titre de l’événement, et au
contact direct de la chose dite, sous forme disjointe, par bribes,
irrégulièrement, circonstanciellement, éventuellement sous les formes de
l’absurde et du non-sens. En conséquence, ses lectures, qui n’ont rien
d’académique, sont le plus souvent incidentes, désystématisées, décalées,
dérangeantes, ce qui leur permet de mettre en valeur dans les textes auxquels
elles s’appliquent des points névralgiques qui font rupture : elles
revêtent l’allure de libres mises en espace qui, sans craindre de pratiquer
l’irrespect, soulignant des déséquilibres, privilégiant les lignes de fuite et
les points d’hérésie, ébranlant les certitudes admises, produisent de
surprenants effets de distanciation, de dissociation critique, et offrent des
perspectives inédites de positionnement ; dans cette lancée, elles ne
craignent pas d’être tendancieuses, voire même abusives, et ceci ouvertement,
non de manière détournée ou par défaut. En effet, ce sont des interventions
engagées qui abordent leurs cibles dans un contexte de lutte : ignorant
les codes usuels, et les procédures de retotalisation que ceux-ci
conditionnent, elles contournent l’exigence de neutralité qui en constitue
l’accompagnement, évitant ainsi la platitude qui, sur fond artificiel d’évidence,
en résulte ; elles sont systématiquement, et non par défaut, impures.
Lire, de ce point de vue, c’est faire, ou expérimenter, et non assurer, dans un
esprit de connivence et d’adhésion, la transmission conforme de vérités
déjà élaborées qu’il ne resterait qu’à s’approprier et à assumer en
conscience : c’est donc participer, d’une façon qui ne peut être
innocente, au libre jeu d’un processus qui ne provient d’aucune origine et ne
tend vers aucune fin, en préservant son ouverture, qui implique son inachèvement,
et en pratiquant une stratégie d’arrachement. Ainsi pratiquée, aucune lecture
ne peut être définitive : si elle prétend l’être, c’est qu’elle a manqué
l’essentiel, la pointe de l’événement dont la radicalité tranchante révèle une
extériorité déployée et non la plénitude d’un ordre intérieur et centré sur soi
dont il suffirait de préserver les acquis. À cet égard, Foucault pourrait
prendre pour devise : juste une lecture plutôt qu’une lecture juste,
accompagnée des marques de validation qui garantissent son acceptabilité.
Configurée de cette manière, la lecture n’a pas pour
destination d’être consensuelle : que son opération, qui, sans les démêler
nettement, conjugue les références à la théorie et à la pratique, revête un
caractère hétérodoxe, et provoque surprise et rejet, n’a rien d’étonnant, car
son objectif n’est pas d’assurer ou de rassurer, mais plutôt d’inquiéter, de
provoquer une secousse, de perturber. C’est pourquoi elle ne procède pas de
manière frontale ou surplombante, mais biaisée et rasante, en perspective, sans
chercher à dissimuler le point de vue singulier auquel elle se rapporte :
ce qui la préoccupe dans un texte, d’où qu’il vienne et qu’il soit signé ou non
d’un nom d’auteur, c’est ce qui en lui représente l’affleurement d’un mouvement
transitionnel, et en conséquence le déporte au-delà de ses limites apparentes
pour le rebrancher sur des réseaux élargis qui le raccordent à du non textuel,
et font de lui le moment d’une histoire qui, ayant commencé avant lui et se
poursuivant après lui, ne fait que le traverser. En conséquence, elle ignore
les effets de continuité discursive qui, en vue de le rendre récupérable,
replient le discours sur son ordre propre et gomment le fait que cet ordre
prend place sur un fond de désordre, et qu’il n’est qu’un produit dérivé de ce
désordre dont, lorsqu’on se risque à le prendre de travers, il devient
inopinément le révélateur. Un texte est intéressant en raison de ce qui, en
lui, se sépare et le sépare, faisant violence à son déroulement temporel et à
la prise de conscience qui en est le corrélat pour le transporter dans un
espace lacunaire qui disperse ses éléments, creuse entre eux un vide impossible
à combler, et en projette les éclats dans des directions imprévues : de là
l’obligation de revoir les conditions dans lesquelles ces éléments peuvent être
reliés, ce qui n’a rien de naturel ni d’évident. Dans un discours quel qu’il
soit, il faut être avant tout attentif à ce qui en lui fait irruption et crée
la surprise, fût-ce au détriment de sa cohésion d’ensemble, de sa
systématicité, que l’interprétation est censée restituer dans sa vérité.
Le débat entre Foucault et Derrida, dont quelques lignes de
la première Méditation Métaphysique de Descartes ont fourni le
prétexte, est exemplaire à cet égard. Il est impossible, dans le cadre du
présent exposé, de reprendre le détail de cette discussion, qui stimule la
réflexion précisément parce qu’elle relève du régime de l’événement : à
son occasion, effectivement, quelque chose s’est passé, ce qui conforte dans l’idée
que lire est tout sauf une opération neutre, indifférente, innocente, mais
renvoie à des choix cruciaux ; ceux-ci mettent en jeu, non seulement la
validité de telle ou telle interprétation, mais le statut du discours
philosophique, et, au-delà de la philosophie, du discours en général et des
forces historiques qui le traversent, dont la prise en compte dissuadent de le
maintenir enfermé dans son ordre propre. Que s’est-il donc passé ? Dans un
chapitre de l’Histoire de la folie, Foucault a prélevé dans l’ouvrage de
Descartes un bout de phrase qui interrompt la continuité de son propos,
« Mais quoi ! ce sont des fous… », et il s’en est emparé de
manière, il faut l’admettre, sauvage, pour illustrer la thématique du grand
partage entre raison et déraison effectué à l’âge classique, un processus
d’exclusion qui a eu lieu sur un autre terrain que celui du discours et dont il
serait absurde d’imputer l’initiative et la responsabilité à un philosophe. Ce
qui a choqué Derrida, c’est cette procédure d’extraction qui, apparemment, fait
violence au déroulement global du raisonnement développé par Descartes dont il
remet en cause la continuité : il propose en conséquence de revenir au
texte, de le lire intégralement en suivant l’ordre de ses raisons, en vue
d’identifier ce qui en lui se dit, de la raison précisément, et de la
philosophie qui se place sous sa caution ; c’est ce qui l’amène à
valoriser au détriment de celui de la folie l’argument du rêve, dans lequel il
diagnostique, en suivant pas à pas et jusqu’au bout le propos de Descartes, le
révélateur d’une faille de la rationalité philosophique qui décentre celle-ci
de l’intérieur, et révèle le processus de déconstruction qui la travaille en
profondeur.
Mais Foucault n’admet pas que le discours de la rationalité
n’ait pour objet que la raison, fût-ce pour en révéler la face d’ombre :
en réalité, ce discours parle de tout autre chose ; il s’ouvre sur un
dehors, en rapport avec des enjeux qui ne sont pas seulement discursifs,
cognitifs et philosophiques. Pour le démontrer, il compose, en réponse à
Derrida qui, imprudemment, avait donné à son exposé l’allure d’une leçon de
méthode, une éblouissante explication du texte de la première Méditation qui,
cette fois, en réassume la perspective d’ensemble, et reconstitue avec un maximum
de précision le geste philosophique très particulier accompli par Descartes en
tant que philosophe, cette fois, et non seulement témoin de son temps. Or, sur
quoi débouche cette relecture d’un esprit tout différent de celle que Foucault
avait déjà proposée en l’inscrivant noir sur blanc dans le texte de l’Histoire de
la folie ? Sur un aspect du propos de Descartes qui n’avait pas retenu
l’attention de Derrida, et qui en éclaire en dernière instance l’esprit
véritable : à savoir qu’il est placé sous le régime de la
« méditation », activité de pensée originale, voire même paradoxale,
dans la mesure où elle se tient à la fois sur les deux plans d’une recherche
théorique de la vérité, de type constatif, et d’une action sur soi-même, de
type performatif, accomplie par celui qui mène cette recherche en vue d’accéder
à un nouveau style d’existence, donc en vue de n’être plus, en tant que sujet
de pensée, le même qu’il était avant de s’être engagé dans cette action. Vue
sous cet angle, la démarche spéculative de Descartes renvoie à des pratiques de
vérité qui débordent, en même temps que son époque (car elles ont des racines
bien plus anciennes), le champ propre de la philosophie.
C’est ce qui justifie que, lorsque, une dizaine d’années
plus tard, Foucault reprend son analyse du texte de Descartes dans le cours sur L’herméneutique
du sujet, il le présente comme significatif d’un retournement du rapport du
sujet à la pensée : par ce retournement, ce n’est plus le sujet qui dirige
la pensée, mais la pensée devient l’instrument ou un instrument du travail de
constitution du sujet, travail de subjectivation dont le sujet est le résultat
et non plus la condition initiale ou le maître ; par là même l’activité de
pensée acquiert un nouveau statut, non plus théorique et orienté vers la
connaissance vraie, mais en fin de compte pratique, sous la forme d’une pensée
faisant exercice et tournée dans le sens de la recherche d’une vie bonne.
Autrement dit, en prenant cette fois en compte l’intégralité du texte de
Descartes en vue d’en dégager la logique d’ensemble, Foucault découvre que
cette logique est bien plus qu’une logique théorique, et qu’elle transporte
l’intervention de la philosophie sur un terrain qui n’est plus seulement celui
de la philosophie, parce qu’elle vise une disposition éthique dont les éléments
et les modalités excèdent l’ordre propre du discours. Se vérifie à nouveau à
cette occasion que, lorsque Foucault lit un texte, c’est pour y chercher ce qui
en déborde le champ proprement discursif : c’est en tout cas ce qui
apparaît à l’occasion des deux lectures successives du texte des Méditations
Métaphysiques dont son débat avec Derrida a fourni le prétexte. Au fil
de ces lectures, apparaissent des figures de Descartes assez différentes :
l’une, celle qui apparaît dans le texte original de l’Histoire de la folie,
est enracinée dans son temps, et témoigne des pratiques collectives de
ségrégation et d’enfermement qui y sont en cours ; l’autre, celle qui est
développée dans le cadre de la réponse à Derrida, relève d’une temporalité plus
large, et renvoie à l’histoire des pratiques de soi à laquelle seront
consacrées les ultimes recherches menées par Foucault, recherches dont les
bases sont ici jetées. Dans les deux cas, s’agit-il du même Descartes ?
Non, et cela n’a rien d’étonnant une fois admis que les investigations de
Foucault ne visent pas quelque chose qui soit de l’ordre du même, c’est-à-dire
un auteur se tenant au plus près de sa pensée et s’identifiant à travers elle.
Descartes, en fait, c’est bien plus que Descartes ; et, en tout cas, c’est
plus d’un Descartes, c’est plus d’une pensée signée de ce nom : sous ce
nom, se croisent plusieurs processus de transformation auxquels il tient
occasionnellement lieu d’indicateur, en ce sens qu’il donne accès à leur dynamique
sans toutefois imposer à celle-ci un modèle unitaire de fonctionnement et
d’interprétation. Lorsque Foucault s’intéresse à Descartes, ce n’est pas dans
une visée de rassemblement, mais en faisant voler en éclats la cohésion factice
dont sa position d’auteur, avec l’autorité attachées à celle-ci, constitue la
garantie. Alors, lire Descartes, ce n’est pas seulement assimiler fidèlement un
message consigné dans ses écrits, ceux-ci faisant loi, mais c’est instaurer les
conditions pour que ceux-ci produisent certains effets dont les résonances se
prolongent au-delà de leur forme textuelle avérée.
Peut-il en aller autrement lorsqu’il s’agit de lire
Foucault ? Si on voulait réunir sous une formule unique l’ensemble de ses
investigations, de l’Histoire de la folie à l’Histoire
de la sexualité, en passant par tous les jalons intermédiaires qui ont
conduit de l’une à l’autre, on pourrait dire qu’il n’a cessé d’analyser des
transformations et, par le moyen de ces analyses, de participer à leur
processus. Qu’est-ce qui est en train de se passer ? Quelles
transformations sont en cours aujourd’hui ? Comment se positionner par
rapport à elles ? C’est ce qu’il n’a cessé de se demander, que ce soit en
lisant Sade par-dessus l’épaule de Bataille ou en se risquant à approcher la
chaudière iranienne en ébullition, au risque de se brûler à son contact. C’est
pourquoi lire Foucault, c’est forcément s’embarquer avec lui dans une dynamique
de transformation dont toutes ses interventions sans exception portent la
marque incendiaire.
Pour que cette dynamique de transformation se déroule au
maximum de sa puissance, il faut que le lecteur qui en reçoit le choc se sente
libre, c’est-à-dire qu’il ne soit tenu à aucune obligation de respect ou
d’adhésion. La seule lecture acceptable est celle qui, sans craindre d’altérer
le matériau auquel elle s’applique, modifie l’agent de cette lecture en
l’incitant à prendre part à une action plus large dont le texte lu représente
un vecteur à côté d’autres. En effet, l’espace du discours, tel que Foucault
l’envisage, est un espace traversé et à traverser, sur le mode de l’essai, sans
suivre aucun modèle, en l’absence de toute garantie de succès : il se
configure au fur et à mesure qu’il est exploré suivant des voies qui, n’étant
pas déjà tracées, sont à inventer. C’est la condition pour qu’il s’ouvre au jeu
de la vérité, un jeu qui en explore les écarts, en creuse les failles, sans
obéir à aucun programme, pour voir en quelque sorte, dans la lancée d’une
démarche qui prend pour seule règle, reprenons à Pascal cette formule, une
« raison des effets », et en conséquence ne passe pas par une
détermination strictement causale. Pratiquée de cette manière, sans obligation
ni sanction, l’activité de lecture n’est soumise à la domination d’aucune idée
préconçue.
La préface à la réédition de l’Histoire de la folie,
en 1972, a à cet égard valeur de manifeste :
« Je voudrais que cet objet-événement, presque
imperceptible parmi tant d’autres, se recopie, se fragmente, se répète, se
simule, se dédouble, disparaisse finalement sans que celui à qui il est arrivé
de le produire, puisse jamais revendiquer le droit d’en être le maître,
d’imposer ce qu’il voulait dire, ni de dire ce qu’il devait être. Bref, je
voudrais qu’un livre ne se donne pas lui-même ce statut de texte auquel la
pédagogie ou la critique sauront bien le réduire ; mais qu’il ait la
désinvolture de se présenter comme discours, à la fois bataille et arme,
stratégie et choc, lutte et trophée ou blessure, conjonctures et vestiges,
rencontre irrégulière et scène répétable. »
Foucault a eu l’ambition extraordinaire de produire des
textes dont la valeur ne soit pas définitivement fixée, auxquels on ne puisse
revenir que pour les faire travailler, les utiliser, ce dont rend compte la
métaphore, de la boîte à outils qu’il a reprise à maintes occasions. La
mythologie du texte, qui tend à en sacraliser la forme, en pliant celle-ci à la
dévotion du sens dont cette forme serait porteuse, repose sur l’illusion du
tout fait, qui renvoie à une action accomplie et achevée dont il n’y aurait
plus qu’à enregistrer et à entériner la nécessité, en théorie et sous les
espèces d’une vérité posée par convention comme un absolu : pour combattre
cette mythologie, Foucault prend le parti de la transversalité et de ses
accidents dont il assume les risques, dans un esprit d’ouverture tourné, non
vers un passé avéré, mais vers l’avenir, dont il épouse les incertitudes et les
surprises. Comme il l’a déclaré en 1979 dans un entretien :
« Mon espoir est que mes livres prennent leur vérité une
fois écrits – et non avant […] J’espère que la vérité de mes livres est dans
l’avenir. » (Dits et écrits, 272 et 280)
La désinvolture que Foucault préconise à l’égard de ses
livres, dans un esprit de gratuité engagée, donc active et non défective, il l’a
lui-même pratiquée. À maintes reprises, il a déclaré ne pas se sentir lié par
ce qu’il avait exposé auparavant sous une forme ou sous une autre : il est
même allé jusqu’à soutenir qu’il n’écrivait que pour se débarrasser de
certaines choses, pour ne plus avoir à y revenir, non qu’il les considérât
comme définitivement acquises, mais parce qu’ils ne voyait en elles que des
préalables pour des démarches devant ensuite se poursuivre sous des impulsions
nouvelles, quitte à ce que ces démarches l’amènent à revoir ses prises de
position antérieures et les formulations dont il s’était servi pour les
exprimer. De là cette particularité étonnante : tous les livres de
Foucault ont été des tomes I dont la suite, le tome II, s’il finissait par
arriver, ne pouvait se présenter que comme un nouveau tome I, et ceci
indéfiniment, selon l’esprit propre à une recherche destinée à ne rejoindre
aucun terme vers lequel elle se fût dirigée à reculons, comme si celui-ci
l’attendait dès le départ. De là un parcours intellectuel fait de relances
successives que rien ne permettait de prévoir à l’avance, et qu’il n’avait pas
préméditées. À chaque fois, Foucault, prenant distance par rapport à ses
démarches précédentes, prenait ses lecteurs par surprise, les entraînait d’un
côté différent, de façon déroutante, sans esprit de suite, ne se sentant
surtout pas obligé de rester fidèle à lui-même. Comme il l’a dit : j’écris
pour me déprendre, pour me transformer, non pour confirmer mon identité mais
pour la remettre en question. Il a ainsi ouvert la voie à une multiplicité de
lectures possibles, qu’il serait vain de chercher à retotaliser en les faisant
rentrer à nouveau, et de force, dans un système bien ficelé, dont les nœuds
seraient impossibles à dénouer.
Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu’on puisse lui faire dire
n’importe quoi. Foucault n’a jamais manqué de répliquer, non sans véhémence,
aux critiques de son travail dans lesquelles il diagnostiquait, non une
incitation à aller plus loin, mais des procès d’intention qui lui étaient insupportables.
Faire un procès d’intention, cela consiste à appliquer à une tentative, sur
quelque terrain qu’elle se produise, une grille d’interprétation préalablement
forgée à l’aide de schémas immuables. Or Foucault n’acceptait pas les schémas
immuables, qui produisent un effet de domination et bloquent le choc de
l’événement, ferment les chemins de traverse, ignorant le fait que la vérité
est une production transitionnelle, un passage dont il n’est pas possible de
savoir à l’avance sur quoi il débouche. L’un des derniers écrits de Foucault a
été un hommage à Canguilhem, qui avait introduit dans l’histoire des sciences,
dans un esprit proprement nietzschéen, l’idée que l’erreur participe activement
à la recherche de la vérité, une recherche qui, comme le mouvement vital,
consiste en une confrontation avec des valeurs négatives qui sont pour elle
autant d’obstacles à surmonter : en l’absence de cette confrontation, dont
l’issue n’est nullement programmée ou garantie, nulle connaissance, nulle
vérité n’adviendrait. De même, la lecture est un travail, voire même une lutte,
qui s’efforce de surmonter des valeurs négatives, et n’obéit à aucun modèle de
légitimité dans la mesure où, dirait-on dans le langage de Canguilhem, il
consiste à faire craquer les normes, à les modifier davantage qu’à les
appliquer.
Ce type de lecture, qui emprunte les voies non de la
rectitude mais de l’errance, Foucault l’a d’une certaine façon préparé, ou du
moins l’a rendu inévitable, de la manière même où, spontanément, il a organisé
sa production intellectuelle, en en dissociant les champs d’intervention, ce
qui fait obstacle à leur mise en système fermé. Lire Foucault, aujourd’hui,
c’est se trouver face à un ensemble composite formé de livres, d’articles,
d’entretiens, de cours, ensemble dont les éléments discursifs relèvent de
différents régimes : les rabattre sur un registre unique, en vue d’en
homogénéiser les enseignements, ce serait les ramener à leur plus petit commun
dénominateur et éliminer leur principe actif, qui intervient à chaque fois en
situation suivant la logique des occasions. Cette diversité d’allures préserve
la dimension critique d’une pensée qui, dans son esprit véritable, est prise de
distance et non recherche d’une cohérence factice, repliée sous la fiction
unitaire d’un nom « propre » ou réputé tel. Foucault a dit quelque
part qu’il souhaitait que ses livres explosent comme des bombes, dont les
éclats ensuite se dispersent sans pouvoir être récupérés. Lire Foucault, c’est
assister à ces explosions, en recevoir de plein fouet le choc, et
éventuellement en prolonger les résonances en provoquant de nouvelles
explosions, sous le signe libre de l’événement.
Pierre Macherey, conférence prononcée à Cerisy la Salle
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