Les éditions PUF ressortent de la poussière
des ans l’étude de Jean-François Lyotard sur La phénoménologie. Le texte avait été publié en 1954 dans la
collection « Que sais-je ? ». Il est désormais repris dans la
collection Quadrige pour lui donner peut-être sa réelle quadrature et son mordant. Un tel livre est loin, en tout cas, de
constituer un savoir, un quelque chose « que je sais », mais, au
contraire, entraînera le lecteur précisément sur le terrain de ce qui n’est pas
su, de ce qui n’est pas de l’ordre d’un
fait avéré. Il s’agit plutôt d’approcher ce que, avec Husserl, on tentera de
renouveler sous le nom de Phénoménologie.
Mais, pour rendre à ce nom son poli, il faut au préalable le nettoyer, procéder
à une espèce de réduction chimique.
En effet, l’idée de phénomène aura fait l’objet
d’une triple illusion. La première est celle du psychologisme. Celui-ci
soutient que le phénomène est fondé sur ma mesure, sur mon organisation psychique, et qu’il n’y
a de vérité qu’engluée dans les démarches psychologiques qui y conduisent. Il s’agit
de la « certitude subjective » qui soumet l’objet à la mesure de sa
conscience. La vérité est celle que je découvre dans mon vécu souverain. Et ce
vécu est rendu légitime comme souvent par son succès, sa réussite. Ce qui conduit à une
seconde illusion qui est celle du pragmatisme, lequel culmine dans l’utilitarisme.
C’est l’efficacité qui signe la vérité, et la science n’est qu’un ensemble de
recettes commodes, vraies quand ça marche, quand l’action y découvre un
débouché pratique, l’histoire de la vérité se réduisant à une accumulation d’essais
plus en moins heureux. Une telle attitude conduit au scepticisme ou encore à l’empirisme le plus mauvais qui constitue la troisième illusion rendant l’accès aux phénomènes tout à fait
nuageux. Si c’est l’expérience qui est la seule approche des phénomènes, alors
la vérité de ce qui se présente ne peut aboutir à une réelle certitude, aucune
expérience n’étant infiniment répétable. Elle est, comme savait Hume, limitée à
des conditions qui relèvent de la
croyance, celle que le soleil se lèvera demain au motif qu’il l’a toujours
fait. Cela se répète, donc c'est vrai! Mais ce n'est pas parce qu'une chose se répète quelque fois qu'il faut croire que cela se produira toujours. Aussi, en son cœur, l’expérience ne fournit jamais que du contingent, une
contingence qu’elle canonise dans l’espoir de sa répétition. Mais c’est l’inverse
qu’il faut penser. S’il y a de la contingence, cela suffit à montrer que pour
accéder à sa manifestation, il fallait traverser le tissu des nécessités.
Il faut donc une refondation de la vérité en interrogeant
le phénomène en son essence. Et cette histoire d’essence, Husserl ne la prend
pas du côté de Platon, du côté de l’Idée. Il faut déplacer le champ, il faut porter l’interrogation du côté
de l’empirisme, affronter l’empirisme sur son terrain. Etrange opération par
laquelle Husserl va chercher finalement une eidétique et une « essence »
du côté de la perception, terrain favori de l’empirisme. Quelle que soit la
contingence considérée, il y a un réalisme de l’essence qui la porte. Le réalisme n’est pas celui de l’Idée, mais
celui des données sensibles. La force de la lecture de Lyotard ne consiste pas
en une refondation de l’universel ou de la vérité du côté de la mathématique,
mais elle entre dans une vérité qui est celle d'un vécu compris autrement que par le
psychologisme, le pragmatisme ou l’empirisme.
De quelle vérité peut-il s’agir alors ?
Prenons cet abat-jour. Il est rouge. Mais ce rouge n’est pas arbitraire.
Demain, j’y retourne, je l’éprouve à nouveau comme rouge. La qualité rouge n’a
pas variée ou, si elle varie, ce n’est pas en raison de mon caprice, mais par un
effet de lumière, d’intensité différente. Il y a dans la sensation des
invariants. Le rouge de cet abat-jour témoigne d’une constance qui n’a rien à
voir avec moi, une constance qui constitue pour ainsi dire son idée, sa réalité.
Dans quelques mois, c’est le même rouge encore que je découvre en tirant le rideau. Ce
rouge est défini par un certain nombre de caractères essentiels qui font la
cohérence de mon vécu, retrouvant la veille ce que j’ai laissé là. Sans cela,
rien n’interdirait que demain, le lampadaire se torde, se mette à changer de
couleur, de texture : rouge hier, vert aujourd’hui si je suis un fumeur d’opium.
Or, une fois sorti de ma prose délirante, la chose réapparaît selon des
invariants que Husserl pose au fondement de la stabilité des phénomènes selon un retour assez cartésien. Nous voici dans une autre forme de la répétition, un autre retour qui ne relève plus de la croyance empirique mais d'une exigence transcendantale. La
stabilité n’est pas idéative... à moins que l’idée appartienne déjà au phénomène,
que l’Idée, loin d’être une entité mathématique consiste en une entité
sensible. C’est sans doute ce réalisme qui fait l’intérêt du livre de Lyotard,
désormais entré dans le rang des classiques.
Bien entendu, ce qui m’apparaît est immanent à ma sphère descriptive. Il y a bien une "intentionnalité" qui porte la conscience vers une description phénoménale. Mais dans l’intentionnalité, le réalisme se repense : il y a des essences qui font que le « quelque chose » est bien « quelque
chose » et non une fumée. Dans la sphère intime de l’intentionnalité toute
conscience est conscience de… elle
est conscience d’une chose stabilisée. Ce n’est pas n’importe quoi qui se
présente comme phénomène. Le jaune de ce mur ne pourrait pas être un jaune inétendu. Si
nous faisons varier par l’imagination le vert du jardin, il serait impossible qu’il
se présentât autrement que dans l’extension
du mètre carré de gazon. La variation d’une essence s’inscrit dans des limites
et ces limites sont fixées par les choses mêmes, identiques à travers la
variation qui s’impose à l’objet, entre le jour et la nuit, entre tel mètre
carré de rouge et dix mètres carrés de rouge comme Matisse en fait l’expérience dans le jeu de la quantité et de la qualité. Certes, dix mètres carrés de rouge ne font pas la même
impression, mais la desserte rouge est habitée par une essence de rouge, une forme
d’éternalité que Matisse retrouve également dans « L’atelier rouge ».
Nous voici donc bien devant « une vision des essences » mais qui n’a
rien de platonicien. Et du coup, toute l’étude de Lyotard prend la peine d’entrer
dans la joie des essences, dans la fabrique eidétique qui constitue le
phénomène comme phénomène.
Ce n’est pas le platonisme de l’Idée, la
transcendance de la forme pure, mais le fait de se mesurer au sensible qui
compte. C’est là que l’essence vient se nicher, dans l’immanence. Et dans cette
sensibilité, ce qui va advenir ce sont bien des conditions historiques pour la
présentation des phénomènes, en eux-mêmes éternels si je puis dire. Le rouge de
Matisse, pour reprendre mon exemple, n’est pas le rouge de Delacroix. Il restera pour toujours le propre de Matisse. Et le mètre carré de gazon en tant que
vécu, en tant que noèse découvrant un noème invariable est sans doute lié à une
intention qui n’est pas celle du monde romain. Le gazon anglais, c’est du gazon
anglais. Ce n’est pas une prairie paysanne mais une entité historiquement définie. Le mur jaune de Vermeer ne saurait être
identiquement le mur jaune de Proust. D’autres « essences » se voient
mises en jeu de part et d’autre du phénomène historique. Un abat-jour n’est pas
une tenture romaine, et la philosophie des essences ne peut s’extraire de cette
variation historique qui l’englobe. Ce qui répond, contre les structures mises
en jeu du côté des sciences humaines, contre les signifiants intangibles du structuralisme, à une
philosophie concrète qu’on ne peut contester sans la réaliser. Marx considère
que « vous ne pouvez supprimer la philosophie qu’en la réalisant ». Il nous faut sans
doute reconnaître alors que, dans le même sillage, la phénoménologie correspond
à une philosophie faite de réel, « une philosophie supprimée comme existence
séparée ».
J.-C. Martin
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