Pour Mario, Patrice, Simonne, mes amours, morts
en pleine vie
Vie et mort, au sens humain, ne sont jamais plus qu’embrayage
et débrayage. Une chaîne de vélo, selon la qualité du « dérailleur »,
saute aisément d’un plateau de vitesses à l’autre, une mâchoire de « boîte
à vitesses » mord sur un disque tournant rapidement, ou s’en dissocie. Quand
le plateau est celui de « la vie », cela se nomme « naître »
et « mourir ». Naître et continuer d’exister, rester en vie, c’est ne
pas « démordre ». Sur une automobile, la déconnexion du plateau de
vitesses et de la mâchoire est nommée, à juste raison, et avec une forme de beauté
inconsciente, « point mort ». Avant la « prise », le
plateau tourne sans que « nous » y soyons liés ou mêlés. Après la
déprise, le plateau continue de tourner sans « nous ». En général, et
sauf rarissimes exceptions, « une vie » ne change pas plus la rotation
de « la vie » qu’un homme à lui seul ne change la rotation de la
Terre. La naissance consiste à entrer en régime de vitesse, la mort, en régime
de perte de vitesse.
Or, si la
roue tourne, il est normal qu’elle « retourne ». Retour éternel, changeant
à chaque tour. L’idée de roue des existences, qui traverse la pensée orientale,
se trompe en posant que ce qui tourne serait la séquence des formes ou avatars
d’une même âme. Et que la roue concerne donc la séquence de vies, la suite des métensomatoses
d’une même entité spirituelle. Il n’y a qu’une roue, qui prend sur elle les
lignes d’explosion des ADN contemporains et successifs, engagés dans les règnes
de l’organique, et les lignes de combinaisons atomiques et magnétiques,
engagées dans le règne minéral inorganique. Ce qui vient se brancher sur la
roue et en accompagne un temps le mouvement, ce sont non seulement des
rejetons, surgeons ou pousses, mais la richesse singulière des œuvres,
initiatives et créations qui « poussent à la roue », et complexifient
toujours plus profondément ses rythmes, mélodies et mélismes, sans jamais les
ralentir, en les accélérant plutôt, ainsi que le « cordon Pickford »
des décharges d’énergies. De ce point de vue, naissance et déclin, désir,
accumulation, renouvellement, promesse, tragédies et espoirs, sont à voir comme
des « relances », comme un enfant poussait son cerceau à l’aide d’un
bâton.
Mais, en
privilégiant un « nous » humain, on prend une direction erronée. Sur
cette roue infiniment complexe, mêlant cercles, ellipses, rouages, engrenages, pliures
et emboîtements, plans de rotation, axes, vitesses, rythmes et leurs
combinaisons, il n’y a pas lieu de supposer une « réelle
distinction » entre la conscience existante et les étants du tout-venant. Même
si l’homme conscient, capable d’une histoire, accélère comme jamais l’ensemble
des entités et donne à la roue une dimension qu’elle n’avait jamais atteinte,
il faut cependant considérer que tout réel « existe », du plus fruste
des virtuels jusqu’à la conscience pleinement individuée. La différence est le
soubassement, la substance et le suppôt (hypokeimenon)
de l’existence. Dans son rapport différentiel, la différence virtuelle fait d’abord
trait hors d’une confusion magmatique. Le système de différentialité fait
rapport entre des différences qui font elles-mêmes rapport. Or, ce qui fait
trait hors de, ce que Deleuze nomme anhomalos,
la « rugosité », autrement dit le débord ou première différence en un
sens non-derridien, c’est déjà un –ek+ (ex).Comme
le savait Leibniz, ce qui départage les êtres dans leur étagement infini où
tous ont une valence à eux, c’est la lumière qu’ils font paraître sur ce qui
n’est pas eux. Ainsi toute différence est déjà forme de conscience minime,
cette contraction contemplante qu’évoque Plotin. La différence, formant
rapport, transfère par son énergie propre le rapport de différence à un autre
rapport, et fait ainsi système, plan. Ce que nous nommons matière développe et
complexifie la contraction
conscientisante jusqu’à devenir pure conscience. Si nous supprimons, au
prix d’un effort sans équivalent, l’anthropomorphisme
et le désir de gloire qui lui reste lié, l’étagement des consciences, de la
plus obscure à la plus aiguë et éclairante, la roue portant nacelles des consciences
ou des existences, est ce qui « tient ensemble » (synéchès, Zusammenhang, Wirklichkeit) et
fait durer, à quelque niveau qu’il travaille et quelque part de réalité qu’il
assemble, le conglomérat toujours en mouvement de ce qui agit en tant que réel-action
(radical +werk, l’en acte de l’action
réalisante).
Tout est
égal et tout est bon pour cette relance qui ne peut finir que par l’explosion
de la Terre et le magma universel, l’universel redevenir atomique. Etrange
recul de l’Esthétique, l’Ethique et toutes les pensées constituées devant la
logique inarrêtable de cette roue. Nous sommes alors confrontés à un problème
délicat. Comme l’art demande l’intensité, où l’horreur n’est qu’un degré, la
vie demande la « cruauté ». Ni en esthétique, ni dans la vie, la
demande : « Est-il bon, est-il méchant ?» ne semble avoir de
sens. Hegel disait déjà : « Il y a un Faux aussi peu qu’il y a un
Mal ». Et Nietzsche posait la nécessité de penser le bonum comme duellum,
affrontement. On pourrait en conclure que le caractère positif ou négatif,
affirmatif ou réactif de l’action, importe peu. Seule la force que l’on habille
de ces distinctions a un impact, comme on peut négliger le fait que les
machines ou les voiles faisant avancer le navire lui permettent d’aller en ce
sens, ou à l’inverse : elles font le même effort, elles transforment la
même chaleur ou force en énergie (Kant). La décision de respecter les règles de
l’éthique (beauté, bonté, vertu, véracité, bienséance, bonnes intentions, douceur
des mœurs), s’arrête une fois pour toutes, mais on aura mis du temps à le
comprendre, au seuil de la création. La violence qui s’oppose de toutes ses
forces à l’idée vertueuse, ou plutôt lui est totalement indifférente, est ce
qui assure à l’œuvre la plus haute énergie. Plus de « cruauté », un
débat plus vif entre les constituants de l’œuvre, engendre plus de
« présence ». On voit, dans la vie quotidienne, se mettre en place et
déployer les systèmes qui, du côté de l’excitation et de « l’huile sur le
feu », à une vengeance, font succéder la vendetta généralisée, à une
violence, le déchaînement de violences, et du côté d’une compensation qui
maintient intacte la qualité des forces en présence, à une attaque, la riposte
des défenseurs soudés, aux lésions dans le tissu d’une nation, le sursaut des
énergies et le devoir de mémoire, qui n’en finissent pas de revenir et en même
temps qu’ils rouvrent les plaies, en guérissent la suppuration, et les pansent.
On voit que
le « méchant », qui provoque, suscite, assemble, rameute, monte en
puissance le « bon », lui est indispensable, autant qu’à la calme
beauté d’un ciel l’orage qui l’a précédé. Statut de Judas ! Même les
« tièdes » en sont bonifiés ! La contagion du mauvais peut
comporter un devenir–bon, le mauvais peut être un atout supérieur pour
disséminer la bonté. Ce qui justifie les frustes dichotomies du diable et du
bon dieu. Tel est un monde conçu sans préjugés comme Jenseits, par-delà bien et mal, où ne raisonner plus qu’en forces
et rapport de forces. Les forces entraînantes, comme des entraîneuses, font
qu’on entre dans la danse, qu’on ne prend plus garde aux formes constituées, et
leur famille jouant la stabilité. On se laisse aller au tourbillon, on accélère
pour faire apparaître par centrifugation les forces actives, on demande de
cesser de juger, on plaide pour la cruauté, on multiplie la force des devenirs,
on ridiculise la « bonne volonté ». Si ce qui vaut est l’intensité,
ni degré ni hiérarchie, ni plus ni moins, ne tiennent. Un tel système ne garde du
bon et du mauvais que les arêtes, les crêtes dressées, comme deux coqs prêts à
en découdre. La violence fait trou dans le tissu neutre (ne uter, pas plus l’un que l’autre) de l’être. L’égalitarisme des
idéologies progressistes croit pouvoir éradiquer la violence en supprimant les
différences, et la jalousie qui s’y attache. Mais on ne l’éradiquera pas ainsi,
car la suppression de la différence, à supposer qu’elle soit acquise, ce qui
signifie à court terme la fin de toute existence organique ou inorganique par
entropie maximale, ne peut, même dans ses avancées partielles et progressives,
éviter les poussées de violence d’une restauration instinctive, naturelle, de
différence. Il faut donc accepter l’idée que tout se fasse par violence,
mais aussi que la violence soit le système de deux principes en lutte, violence
et contre-violence, qui se tiennent tête.
On a bien
vu comment la dite « non-violence » pouvait atteindre une force
supérieure à celle des politiques et des armées, comme la guérilla ne le cède
pas aux machines de guerre les plus puissantes. Le camouflage et le grimage d’espèces
naturelles ont la violence d’une contre-violence. La technique, l’intelligence,
la simple naissance sont des contre-violences redoutables. Le réel est un
combat qui ne finit pas, « mer en tempête » dit Nietzsche. L’irénisme
est une vue de l’esprit, monté en parallèle sur l’idée de progrès. Le simple
fait de prendre la parole dans une assemblée, de dire ou sentir qu’on existe,
de penser, de méditer silencieusement, sont des violences parfois extrêmes.
S’agripper, du bec et des ongles, à la roue des existences, faire différence et
en témoigner, voilà une violence primitive, que ne font que mimer la douleur de
l’enfantement et, pour le nourrisson, le passage par la « porte » des
naissances, la douleur de déplier ses poumons, de sentir son gosier écorché par
le cri, Voir le monde, et penser en
régime de violence contre violence, subjugué, dépassé, découragé par
l’immensité de ce « règlement de comptes », c’est une seule et même
chose.
Mais que
la violence soit généralisée ne signifie pas qu’elle soit monolithique. Nous
voyons que la violence qui se joue entre deux couleurs, un combat de
prédominance et de prégnance, n’est pas la même que celle qui s’engage,
« tempête sous un crâne », dans l’esprit du peintre pour choisir
entre ces deux couleurs ou chaînes de couleurs, ni la même que celle qui
consiste, pour le peintre, à ajouter à l’ordre des étants en proposant le
tableau qu’il assume, ni la même que la violence des jugements de goût
péremptoires qui s’exerceront à son sujet, ni celle du système commercial et
financier qui s’organisera autour de la valeur marchande de cet objet, ni celle
que déchaînera dans les valeurs établies l’impact de ce tableau sur la cote du
peintre,. Trombe, ouragan. Les unes partiellement positives, les autres
totalement négatives, certaines penchant vers la destruction, d’autres vers la
construction. Une palette de violences en demi-teinte, un casse-tête de nuances
positivo-négatives, d’affirmations réactives indécidables.
Cependant
il est essentiel de comprendre pourquoi cette généralisation de la violence
active et réactive, produisant un effacement de l’Esthétique traditionnelle, de
l’Ethique et de la Métaphysique, ne coïncide pas avec un monde de pure violence, où l’homme serait
simplement l’éternel loup de l’autre homme. Par un balancement dont la Nature a
le secret, la violence qui résulte de la Nature même est contenue, compensée et
stoppée par une cosmotimidité, le
plus souvent proportionnelle à la cosmo-violence qu’elle perçoit et reçoit.
C’est la raison profonde de la fréquence avec laquelle se représentent dans les
pensées anciennes les systèmes de compensation de type symbolique, où la guerre
est dérivée en la savante fuite d’un « combat infini ». Les
différences forment la mâchoire qui mord sur le plateau et l’occasion de mordre
et de faire « ingresser »
les objets éternels (c/t de
différenc/tiation dit Deleuze). Cela veut dire que le système complexe des
différences comme rapports virtuels entre virtuels non encore individués,
permet non seulement de prendre forme, mais de prendre nécessairement cette
forme-ci. Comme le savait Kafka, cosmotimide par excellence, c’est la forme à bords
nets, « solidement déterminée », qui est une attaque à elle seule,
généralisant la « mêlée ».
Il n’y a
pas de forme vague qui puisse se porter candidate à une individuation. On
s’individue comme ceci, et comme cela, « comme ci comme ça ». C’est
au moment de la prise de mâchoire mordant sur la roue des vitesses et des
accélérations, et faisant grincer les dents, que tout se « décide »,
la forme, l’espace, le temps, « une vie », un récit, signaux et
signes, et la suite totale des rapports qui en résultent. La forme du tode ti, du ceci précisément que voici,
a bien entendu une formidable réserve de virtuels, son ADN ou ses énergies
telluriques, électriques, magnétiques, galvaniques, atomiques, interférant avec
tous les ADN et toutes les énergies, qui constituent le corps de la
« grande roue » n’arrêtant jamais son parcours, pas même pour prendre
des passagers. Mais l’on voit la différence entre le virtuel qui n’a jamais
encore pris forme, et reste donc au plus près de la base magmatique er de l’énergie
pure du chaos – et le virtuel qui modifie, par interactions intra, inter et
remontées d’ADN ou d’énergies, la forme qu’elle a confirmée dans une existence
amplifiée et accélérée, d’un solide coup de mâchoire. Le coup de mâchoire à
deux vitesses de l’existence est une violence qui reçoit, du seul fait de sa
prise, tout le système de violence/contre violence et qui s’en modèle, instant
après instant. C’est sur ce principe qu’il faut refonder une éthique, une
esthétique, une métaphysique : sur le fait indéniable que, derrière chacun
de nos gestes, sous chacune de nos secondes, le monde se déchaîne.
On ne peut
s’empêcher de penser à la fable de La
Tortue et les deux canards, qui, du coup, devient une allégorie de la vie.
La tortue change radicalement de statut en mordant sur le bâton élevé dans les
airs par l’énergie des deux volatiles. Elle devient animal aérien, elle que sa
lourdeur rattache à la terre et qui ne peut quitter sa maison, devenue son
appendice organique. Par la force de ses mâchoires, elle est « enlevée »
dans les airs : « machine volante » dit La Fontaine, simple mais
ingénieuse, conférant à un simple bâton la faculté, puisqu’il peut être
maintenu en l’air, et à condition de lui conférer équilibre, horizontalité,
stabilité, de devenir véhicule céleste. Elle y « tient » de toutes
ses forces : echei, dirait en se
marrant Parménide. Sauf ceci que se voyant transportée dans les airs,
inaugurant les voies aériennes des transports, ayant acquis à la force du bec
un statut ontologique, elle, la tortue qui n’a jamais parlé, découvre soudain et
en même temps le langage et la mort. Elle lâche prise, change de nouveau de
statut, redescend dans l’échelle des êtres jusqu’à « moins que rien »
et pourtant pas rien, et de dieu volant devient carapace abritant un amas
informe, promis à la poussière atomique. Un seul mot, tout est dit.
Millénarismes,
roue des existences, serpent ouroboros,
roue d’Ixion, éternel retour, ritournelle, grande année ou éon, toutes ces
représentations ont quelque chose de profondément vrai. C’est que, comme un
enfant devant la « grande roue » de la Foire, la sensibilité qui
s’est préservée extrême ne peut éviter de développer, augmentant au fil des ans
comme une allergie, d’abord une vague intuition, puis une certitude, bientôt
une foi dont la manifestation est ce que je nommerais « cosmotimidité », pour signifier une
étrange « peur ontologique », quelque énergie indéfinissable qui
habite notre intérieur d’un feu terrifiant. La cosmotimidité envahit secrètement d’une caldera aussi large et bouillonnante que celle de Yellowstone. On
croirait que l’on est devenu un Empédocle intérieur et qu’on se jette au
volcan. Dans les canaux les plus retirés de la vie quotidienne vibrent les énergies
en fusion du bien nommé « instress »,
ce qui s’insère de l’extérieur jusqu’à votre tréfonds, et vous marque
(Hopkins). Le cosmotimide, qui ne cesse d’observer le « visible »
comme une menace fascinante et, en moins visible, ce qui guide en sous-main son
action, sait, pour les avoir éprouvées, toutes les vérités sur la grande roue,
la vie et la mort. Devant la grande roue, il se sait aussi démuni et
microscopique qu’une fourmi, un ciron, un scarabée. Il est/rien du tout. Cet oxymore est partage fondamental.
Une cétoine
chamarrée de vert métal qui connaîtrait sa condition de vivant, et en resterait
ébaubie, se prendrait-elle aussitôt pour favorite de la création, voire pour son
but final ? Non : elle resterait dans l’ébahissement, sa chamarrure
se contentant de le traduire. Reprenons la fable de La Fontaine. Il est
probable, comme tous les grands, qu’il ne savait pas lui-même tout ce qu’il y
mettait. La chose se faisait par intuition, involontairement, comme Molière
engage dans l’éloge du tabac du prologue de Don
Juan toute l’ethnographie, encore à venir. La tortue lâche prise
lorsqu’elle ouvre la bouche pour exprimer sa joie, plus cosmique que comique.
Elle dit bien en effet ce qui signe à la fois notre bonheur et notre
peine : la labilité de notre vie, la toute-puissance de la chute, la
survenue assurée de l’irrémédiable, conditions de l’énormité extatique de notre
félicité finie. La joie touche si profond qu’elle est directement entée sur la
peine. Voilà pourquoi la joie est muette, comme la terreur. Dire sa joie, c’est
en quelque façon la gâcher, perdre, même imperceptiblement, le contact avec la
conscience d’ivresse de la vie. La tortue nous rappelle une puissante
vérité : la mutité du timide est souvent difficulté de supporter
l’immensité de la joie et de ce qui suscite la joie, ce que nous avons nommé la
Grande roue, celle qui fait pleurer Darius ou Arjuna devant la rutilance d’un
armée promise à la mort, celle qui donne à Xerxès le courage d’un geste
métaphysique : doter un splendide platane d’un collier d’or et de la Garde
d’immortels. Cette mutité-là n’est pas une crainte, un peur. Je la désigne, au
double sens, par l’appréhension. Elle
est la paralysie, la non-forme de ce qui ne passe pas par le mot, par les
lèvres, fussent-elles d’or. Elle est tentative, impossible, de se hisser au
niveau de ce qui ébahit. Ce n’est ni beau, ni cruel, ni horrible : c’est
le fait nu de « vivre/mourir » en les éprouvant. C’est une fable
ineffable. Un conte à dormir debout.
Je suppose
alors que cet état d’ébahissement, ce sentiment océanique qui laisse
« comme deux ronds de flanc » le grand artiste ou le
« premier » penseur, ce qui le contredit radicalement ou l’annule, ce
n’est pas le mot-affect qui est encore manière d’accompagner ou de renforcer la
commotion, mais le mot qui n’est plus régi par des forces extérieures (dites
magiques), le mot devenu conscient de lui-même, le mot régi par l’homme et
devenu son double et la marque de son emprise, le concept. Ce mot, conscient de ce qu’il signifie et annonce pour les
choses, installe entre sensibilité et monde un intermonde qui se fait peu à peu
l’objet même de la sensibilité. La pellicule conceptuelle permet de « toucher »
le monde bien qu’il se tienne à distance, comme un gant protège de la chaleur.
Je suppose que le travail de la rhétorique et de la sophistique, qui ont
assoupli la langue grecque et lui ont donné « le sens des mots », ont
éloigné la présence admirablement douloureuse de la « chose de vie liée à
l’immensité de la mort », le monde impliquant la plus grave des pudeurs.
Je suppose qu’on a pu commencer alors à « parler » négligemment,
étourdiment, du monde au lieu d’en être affecté, de l’affecter, de le devenir. Cette
parole-là, qui ne mérite plus le nom de mythos, serait l’enveloppe protectrice
des choses, leur emballage, cordon sanitaire, coquille permettant de les
manipuler, d’agir sur elles, de les multiplier sous une forme maniable, bientôt
maniaque.
Cosmotimidité,
c’est donc le courage de saisir à pleines mains, sans protection, la chose brûlante
qu’est le monde pour une sensibilité si vive qu’elle se donne le monde à bout
touchant. Et l’être, ainsi commandé par l’urgence et l’aiguillon du sentir,
devient comme un œil qui se plisse et se ferme à demi sous l’attaque du soleil.
Un tel œil, même diminué, Hopkins, Monet, Matisse, voit encore cent fois plus
que tout, car il dispose de ce « sursensibilité ». Non pas une
hypersensibilité mesurable (lorsqu’on a mesuré la réaction que je faisais à
l’item « acariens-poussière de maison », on a constaté une réponse 47
fois plus forte que la réponse normale : « et voici la raison de
votre asthme », me dit-on sans s’interroger sur le geste impliqué dans la
violence de cette réponse). Mais une sensibilité qui, derrière les acariens, voit
et sent la mort, et la beauté de ce qui ne va pas sans la mort, la vie.
Sursensibilité, cosmotimidité, ce sont des synonymes. Ils disent que tout se
« prolonge » violemment, et demande le retrait joyeux/terrifié devant
l’impossibilité de scinder entre joie et peine, promesse et néant, jouissance
et chaos ouvert. Ce n’est pas une réponse organique, c’est une position de
monde, une façon de hurler sur deux tons, de son corps et de son esprit, lorsque
tout objet doit s’accompagner, en même temps que de sa présence qui vous
transperce, de sa chute et de sa disparition. C’est ce que j’ai nommé
« vrai-fuyant ». Car la fuite, ainsi conçue, révèle une métaphysique.
Je décris
Pascal, je décris Basho, Rousseau, Hopkins, Kafka, Camus, Munch, Deleuze, une
foule d’artistes et de penseurs, d’artistes-penseurs qui ont su éprouver et dire
le sentiment complexe d’être à la fois exalté et dépassé, grandi et minoré par
le monde. Quel est donc cet usage du mot qui ne tue pas le monde, mais qui dit
que le monde tue, et au même instant ajoute une mesure à son poids de joie ?
Pour commencer d’expliquer pourquoi j’accorde aux penseurs grecs qui précèdent
Socrate, en pensant également aux Tragiques, une telle sursensibilité, une
telle cosmotimidité, je n’invoque qu’un nom, qui présente la particularité de
décrire exactement le phénomène. Deinon,
utilisé par Sophocle en un lieu crucial de son Antigone, à vrai dire un carrefour d’oxymores, a deux
significations, l’une parfaitement positive : « plein de ressources,
fort habile », l’autre tout à fait négative : « terrible,
terrifiant ». L’effet de cet
oxymore implicite est encore accentué par le comparatif, deinoteron, que la négation (ou
deinoteron), transforme en superlatif : « miraculeux/terrifiant à
un degré sans équivalent, auquel rien ne peut se comparer ». On est donc
au sommet de l’ébahissement. Et comme de tout jeunes enfants éclatent de rire
parce qu’ils sont si impressionnés/effrayés qu’ils sont au bord des larmes, je
dirais que le véritable ébahissement, la commotion de monde, comporte ces deux
directions inverses qui portent ensemble à s’approcher et s’éloigner, à
fusionner avec…, et à fuir à toutes jambes. L’ébahissement écartèle entre attraction et répulsion. C’est en cela qu’il grandit
et diminue, multiplie les forces en même temps qu’il les paralyse.
Toute chose
est alors doublée d’infini. Le romantisme n’est pas une pose, mais une position
de monde. A mesure que s’agrandit le monde, diminue l’homme. Mais, parce qu’il
sait en être le principal artisan et propagateur, l’homme se voit diminué et multiplié. La conscience écrase et exalte. Le sublime naturel est
à tort distingué de la conscience métaphysique et éthique chez Kant. Le ciel
étoilé et son abîme où tombent et d’où viennent les étoiles jusqu’à nous,
s’étend jusqu’à la loi morale. Si j’enlève au mot « liberté » sa
connotation égoïstement anthropomorphique, j’obtiens ceci que tout existant est
libre, qu’il soit atome, cétoine ou humain, parce qu’il engage à chaque instant
tout son être selon deux directions qui amplifient chacune de ses vues : le
tout du monde, et l’abîme du rien, l’un distendant, approfondissant l’autre. Telle
est la noblesse de son boitement. Le pli de l’abîme comme double chemin
est violence au carré, geste moral. Lumière, même si c’est une courte scintillance
dans la nuit (les lucioles étaient ces étoiles à portée de main), et ombre qui
tout efface et remet à zéro, la roue se chargeant d’autres voyageurs qui
« mordent à pleines dents la vie » dont nous avons, un temps,
bénéficié. Qu’elle nous ait du moins permis, cette roue de fête foraine, de
nous élever au-dessus de la ville du monde et de nous
donner ce regard surplombant dont on ne peut par la suite plus jamais se
défaire. Nous avons été un instant, en haut de la roue, ces fourmis, ces
cétoines à peine perceptibles, et grâce à cette élévation, il nous a été donné
de voir panoramiquement cette secrète distension, cet éloignement proche qui nous
met tout l’univers au cœur.
Arnaud Villani, mai 2015
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