DOUBLET LIBERTÉ-SITUATION.
Interrogeant la “nouvelle image de la pensée”
que Sartre a composée, Juliette Simont a choisi de ressaisir le mouvement
d’engendrement des problèmes plutôt que de relever les mots d’ordre d’une
pensée constituée, toute faite qui ne charrie plus que les retombées codifiées
de sa genèse inventive. Recomposant la cohérence fibrée de qui entendait
“penser contre soi”, Juliette Simont, une des voix les plus remarquables parmi
les sartriens actuels, adjointe à la direction des Temps Modernes, examine les modulations et bifurcations qui ont
réagencé les problématiques sartriennes du temps, de l’humanisme, de la morale,
de l’intersubjectivité, de la psychanalyse existentielle, du “qui perd gagne”,
liant la création conceptuelle aux problèmes qui l’ont amenée à se conquérir.
Sur fond d’une même basse continue — agencement phénoménologico-dialectique
enté sur l’intentionnalité d’une conscience pré-réflexive corrélée à
l’irréductibilité de l’en-soi —, Sartre n’a eu de cesse de redynamiser ses
réglages idéels, d’infléchir la question principielle de l’altercation entre
en-soi et pour-soi en d’autres courbures, réorchestrant ainsi
l’“endoconsistance” et l’“exoconsistance” de ses batteries conceptuelles
lorsque les solutions apportées affichaient leur obsolescence. Vigilant quant à
la traque des mécanismes de mauvaise foi par lesquels la pensée sécrète le fantasme
d’une désituation, d’une désarticulation du doublet liberté-facticité, Sartre
auscultait ses propres dévoiements à travers le démontage des réflexes doxiques.
Athlète de l’auto-critique, il désamorçait via le repérage des jeux factices à
l’œuvre chez autrui les séductions de transcendance et tours de passe-passe qui
menaçaient son ontologie de la liberté. D’où un qui-vive jamais éteint, un
incessant dessillement des rassurances imaginaires qui rêvent d’obturer la
contingence de la praxis, de couler l’existence en nécessité. D’où la
mobilisation politique de la pensée comme modalité de résistance aux tombées en
inertie qui la prennent à revers dans le mouvement où elle se démet de son propre
chef.
Ancrée dans l’apodicticité d’une conscience
qui “ne laisse pas aller la cause à son effet” (Hegel), la pensée sartrienne a
mis en place un “huis clos ontologique” entre en-soi et pour-soi, entre monde
et homme, matière inorganique et matière organique. Le pour-soi ne cesse de se
heurter à l’opacité de l’en-soi qui impulse l’entreprise humaine de donation de
sens et en défigure les projets Sur fond de ce huis clos, la synthèse
signifiante de la conscience est en permanence exposée à l’autre d’elle-même et
s’active à assainir le problème de son impuissance face à l’être. En une
commune récusation du réalisme (action du monde extérieur sur une conscience
passive, vierge dont les représentations sont produites par les objets qui
l’affectent) et de l’idéalisme (souveraineté husserlienne d’une conscience
constituante qui, produisant ce à quoi elle se rapporte, confine ce dernier
dans l’“esse est percipi”), Sartre conjugue la primauté métaphysique d’un être
en-soi, antérieur à toute surrection du pour-soi, à la primauté signifiante
d’un pour-soi qui fait advenir l’en-soi à son sens. Interrogeant les relations
existentielles nouées entre l’homme et le monde, Sartre, par-delà les ruptures
et discontinuités de son œuvre, n’a pas transigé sur la “finitude interne”
d’une liberté qui n’a d’autres limites que celles qu’elle se donne : elle
ne s’avère en proie à des passivisations qu’à être simultanément en prise sur ces
dernières. Sartre trace le plan d’immanence d’une “identité niée” entre une
conscience ne pouvant saisir du monde que ce qui est médiatisé par elle et un
en-soi qui n’affecte cette dernière qu’en tant qu’elle se fait librement
affecter par ce qui lui advient.
En butte à une adversité qui la ronge
(en-soi, autrui), la liberté s’avère toujours agissante, fût-ce au plus profond
de ses passivisations (Flaubert, Genet). Son alignement sur le donné, sa
volonté de rédimer la contingence d’une existence à qui aucun ciel n’a été
promis témoignent encore de l’infinie plasticité d’une conscience qui, acculée
à des “situations-limites”, à des “possibles ultimes”, invente comme manière
extrême de résoudre le problème de l’en-soi sa propre mise en vacances, le jeu
de son auto-abolition. S’il n’y a d’autres limites que celles que la liberté
s’inflige à elle-même, dans une initiative qui signe son propre désaveu, Sartre
est en mesure de poser l’optimisme d’une libération possible de la liberté qui
s’est assoupie. Cette libération hors de son enchaînement dans le régime de
l’altérité a lieu de l’intérieur même de sa mise en veilleuse, en un
retournement cathartique recontactant la force de création d’une liberté
plongée en sa somnolence. L’indépassable responsabilité du pour-soi dans
l’essentialisation, dans le déterminisme qu’il génère de son propre chef,
l’injustifiabilité des choix qui, à tout moment, réorientent la carte du monde
sont cela même qui rend compte de ce que les jeux ne sont jamais faits. À
chaque instant, d’autres futurisations sont possibles. La psychanalyse
existentielle au niveau individuel (Baudelaire,
Mallarmé. La Lucidité et sa face d’ombre, Saint Genet, comédien et martyr,
L’Idiot de la famille), l’alliance des grilles d’analyse marxiste et
existentialiste au niveau collectif (Critique
de la raison dialectique) tenteront de rendre compte des mécanismes par
lesquels la liberté s’enfonce dans le contraire d’elle-même, se dépossède de
ses pouvoirs et s’aligne sur son instrumentalisation passive. Rendre compte des
mécanismes d’aliénation, c’est par-là même tenter d’y remédier.
Juliette Simont jalonne le parcours sartrien
des ruptures qui l’ont scandé. Là où L’Être
et le néant (1943) enregistre, au niveau abstrait, les mécanismes et
réflexes d’auto-aliénation (regard mortifiant d’autrui, mauvaise foi, quête de
la Valeur, de l’en-soi-pour-soi, réflexion complice, impure) et nimbe d’énigme
le choix originel d’une liberté assumée ou ensablée, la Critique de la raison dialectique (1960) épinglera le soubassement
matériel d’une praxis qui ne peut pas ne pas se heurter aux phénomènes de la
rareté (rareté des ressources interdisant la satisfaction universelle des
besoins) et de la sérialité qui prend à revers tout projet. Mais, par-delà les
modulations relatives aux sources de l’aliénation, au souci moral, une lame de
fond inentamée demeure, celle d’une conscience qui tire les ficelles de son
advenue et de ce qu’elle signifie, dans la radicale immanence d’une pensée qui
transforme ce qu’elle réfléchit. Toujours au-delà de l’être qu’elle pense et
dont elle ressaisit l’impensé, elle ne pose un champ problématique que dans la
mesure où elle le modifie par le fait de s’y rapporter. Toute position d’un
problème est en soi, en sa manière d’éprouver la crise, modalité de résolution,
riposte inventive intériorisant l’impasse rencontrée. Mordant la poussière, le
pour-soi est dès lors toujours à même de redistribuer les cartes, de relancer
les dés, toujours en mesure de réintensifier les coordonnées de la situation. La
passivité qu’il a lui-même avalisée, il est en mesure de l’activer, en
déboulonnant les fausses nécessités qu’il a sécuritairement mises en place,
dans l’oubli de leur genèse (partages axiologiques du Bien et du mal…).
L’ontologie de la liberté, en sa volonté de
comprendre les mécanismes d’assujettissement qui rongent la libre praxis, indexe
toute tombée en passivisation d’une responsabilité relevant d’un pour-soi qui
s’enkyste lui-même. Par là, elle fournit l’opérateur d’intelligibilité de toute
conversion, de toute libération, dans la réversibilité sans fin de la dominance
des pôles : précarité d’une réciprocité humaine toujours menacée de s’enkyloser
dans la sérialité d’une part, étincelle insurrectionnelle tapie au cœur du
pratico-inerte qu’elle réactive de l’autre.
LIBÉRATION DE LA LIBERTÉ.
Les ponts jetés entre le concept d’une
conscience toujours agissante, pleinement actuelle, fût-ce en ses zones d’ombre
(refus de la notion d’inconscient) et le concept d’une relation circulaire
indépassable entre homme et monde permettent à Sartre d’une part d’analyser les
processus par lesquels la conscience en vient à passer par pertes et profits sa
libre initiative et d’autre part de soutenir un indéfectible optimisme quant à
la reprise en main de libertés réifiées. L’optimisme s’avance comme la rançon
d’une assomption de l’injustifiabilité qui frappe l’existence. Toute tentative
pour racheter l’existence, la plonger dans la nécessité signe le retour du
refoulé, à savoir sa prise à revers par la fêlure d’une temporalité dont la
conscience rêve vainement de s’affranchir. La tenue unitaire de la dualité
en-soi/pour-soi, être/pensée se décline aussi sous les couleurs de la
circularité dialectique entre facticité et transcendance, situation et liberté,
dont on sait qu’à vouloir jouer l’une contre l’autre, hypostasier l’une au
détriment de l’autre, le pour-soi s’aveugle dans les ornières de la mauvaise
foi.
L’investissement unidimensionnel du poids de
la facticité d’une part (conformité à une essence, à une nature humaine, désir
d’être causa sui, extinction du faire dans l’être, alignement sur le donné,
substantialisation du cogito, déni de la liberté), de l’envol en transcendance
de l’autre (culte d’une liberté intérieure coupée de son engagement dans le
monde, belle âme “ne se confiant pas à la différence objective”, retrait
imaginaire en un illusoire point de surplomb désamarré de toute compromission
dans la pâte des choses, déni des contraintes de la situation) présente les
deux figures en impasse, les deux pathologies enrayant le rapport de l’homme au
monde. D’un côté, le “Salaud”, l’esprit de sérieux et sa quête toujours échouée
d’un en-soi-pour-soi, de l’autre côté, la belle âme.
C’est ainsi que Sartre aiguisera les
critiques littéraires réunies dans Situations
I en fonction d’une “arme temporelle”. Mauriac, Faulkner, Parain, Camus,
Bataille, Ponge... témoigneraient d’une volonté d’amputer l’organisation
ek-statique du temps, d’en privilégier une des dimensions. Sous des guises
diverses, leur rapport au temps révèle le choix de conduites particulières
rompant la dialectique entre liberté et situation (conduites de type magique,
esprit analytique, point de vue transcendant, mystique du “qui perd gagne”).
Chacun de ces écrivains développe un choix inscrit dans le cadre d’un projet
assujetti à l’ordre de l’être, au vœu d’être Dieu, allégé de toute déhiscence
temporelle, exempté du néant de la liberté. Décrochant le nouage en intériorité
qui double la “part du diable”, l’ancrage mondain par la transcendance d’une
praxis qui remanie les paramètres de la situation, l’esprit d’analyse et la
magie sont une façon de tenter — en vain — de casser la relation de la liberté
au monde, d’escamoter cette liberté. « Le cercle carré dans lequel
s’inscrivait l’ontologie de L’Être et le
Néant, c’était : l’en-soi est à la fois parfaitement indépendant du
pour-soi, puisqu’il le précède, et entièrement relatif à lui, puisque c’est par
le pour-soi qu’il y a de l’en-soi.
Celui où s’inscrit celle de la Critique
pourrait se dire : “L’individu disparaît des catégories historiques”; et
pourtant ce n’est que par l’individu qu’il y a de telles catégories. Ou encore
“ce moi qui disparaît” n’arrive jamais à disparaître assez décisivement pour
transférer le statut d’unité ontologique qui est le sien aux “ensembles
pratiques” où il s’abîme et se perd ; en sorte que ces ensembles, tout en
le défigurant, dépendent entièrement de lui » écrit Juliette Simont.
En ce parcours laissant sa chance maximale à
la plasticité de l’argumentation, Juliette Simont redouble inventivement la
mobilité de la pensée sartrienne. L’alliance du texte commenté et de son double
différentiel s’inscrit alors dans la nouvelle histoire de la philosophie
appelée par Deleuze. « Il faudrait que le compte rendu en histoire de la
philosophie agisse comme un véritable double, et comporte la modification
maxima propre au double (...) les comptes rendus d’histoire de la philosophie
doivent représenter une sorte de ralenti, de figeage ou d’immobilisation du
texte : non seulement du texte auquel ils se rapportent, mais aussi du texte
dans lequel ils s’insèrent. Si bien qu’ils ont une existence double, et, pour
double idéal, la pure répétition du texte ancien et du texte actuel l’un dans
l’autre (Différence et répétition).
Au rythme d’une racine de marronnier qui se
métamorphose en “serpent, vie évanescente, serres de vautour”, la radiographie
des tensions et précarités en lesquelles s’emporte une pensée permet de
réintégrer in vivo l’expérimentation
sartrienne en ses mouvances toute d’instabilité à chaque fois rejouée, de
recontacter la présentation heurtée sous la représentation pacifiée, de
redynamiser le perpétuel débordement qui fouette la pensée sous l’apparente
stabilité de l’édifice conceptuel. Dans le deuil de tout point de vue de
surplomb, l’auteure a choisi de s’installer dans les variations intensives de
la pensée de Sartre, et d’en relancer les failles, stupeurs et zones de perplexité jusqu’au point où elles génèrent de nouvelles
lueurs redécoupant autrement l’intelligibilité d’un réel en devenir. En ce
sens, la perspective de lecture adoptée par Juliette Simont déploie bien le
“radicalisme éthique” d’une philosophie
qui ne se mesure qu’aux avancées de son effectivité, sans Autre à la clé. Cette
éblouissante présentation totalisante et ouverte de l’œuvre philosophique,
romanesque, théâtrale de Sartre libère les signes de la contemporanéité de ce
dernier et s’avère affine à une liberté qui se définit par l’intensité de sa
puissance inventive de remaniement des paramètres de la facticité.
Véronique Bergen
Juliette Simont, Jean-Paul Sartre. Un demi-siècle de liberté, De Boeck Université,
coll. L’atelier Philosophique, nouvelle édition 2015.
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