Dans ce
livre-poème éblouissant, audacieux, tournoyant, Jean-Philippe Cazier descend
dans le maelstrom de l’écriture. Ce texte se tient à la lisière de l’être et du
ne pas être, là où il est en n’étant pas, là où sa présence est trouée par
l’absence. C’est moins l’avant et l’après texte, son amont et son aval qui sont
convoqués que sa venue impossible, plus exactement sa venue comme impossible,
sa dissipation. Ce livre-plus-que-livre n’écrit pas à propos de, sur le réel, ne renvoie pas à un dehors qu’il refléterait
mais écrit dans, dans la pâte du
verbe : il écrit l’écrire, trace le désécrire en ne refermant pas le mouvement
sur son résultat figé.
L’autre du texte, le non-texte,
l’outre-texte rongent ce texte qui n’est fait que de sa défaisance. Comme le commente
Claro, l’entreprise se tient du côté de Mallarmé, de “l’absente de tout
bouquet”, de l’absent de tout texte, du livre à venir, du côté de Duras aussi,
de son économie du “détruire dit-elle”. Au plus loin d’une virtuosité gratuite,
Jean-Philippe Cazier s’engage dans un questionnement vertigineux, sans balise,
sur le geste d’écrire dans une stupéfiante mise en abîme de ce qui se joue dans
l’écriture. Derviche tourneur, il danse dans l’alchimie textuelle. Les
questions sont convoquées par leur mise à l’épreuve : comment phraser ce qui
vient en ne venant pas ? Comment créer, produire ce texte qui s’avance à la
place d’un autre ? Comment acter ce qui se désacte, témoigner de l’éclipse du
texte derrière un autre texte qui, à son tour, se substitue à un absent, sans
point d’arrêt dans la régression à l’infini ? Cazier descend à mains nues dans
l’ombilic du texte, excavant le pèse-nerfs de l’écriture.
“Ce texte se tait, d’un silence
qui veut dire : ce texte semble vous
tourner le dos, texte-silence comme pour signifier qu’il n’a pas besoin de
vous, qu’il n’a pas besoin et se tait”... “Ce texte répète un autre texte, en
silence (n’étant que la répétition d’un autre, ce texte, en lui-même, ne serait
donc que silence) (question : qui parle dans ce texte ?) (ce texte-pluie-et-vent
: silhouette d’une forêt vide : texte désert...”
Ce texte ne laisse aucune oeuvre indemne, ne laisse pas la pratique de
l’écriture et de la lecture en l’état. Après avoir lu ce texte qui ne se lit
pas car il ne s’est pas écrit, nous ne lirons plus jamais comme avant. Notre
rapport à la matière des mots s’en trouve transformé. Déchiré. Nous lisons sans
lire ce texte qui se dé-texte, nous faisons partie intégrante du dispositif
textuel qui s’interroge sur ses possibles, sur son effondrement à la fois
principiel et acquis par l’expérimentation. Si ce texte se métatextualise, s’il
décode, déplie sa pratique, s’il se désoeuvre, c’est dans une performativité de
son écrire. Nulle réflexion en surplomb mais une exploration que l’on peut par
moments rapprocher de celle du poète Stéphane Sangral (nous songeons à son
fabuleux Ombres à n dimensions, Soixante-dix variations autour du Je, Galilée, 2014).
Avec ce texte, nous passons
au-delà des doctrines établies relatives à l’articulation du logos et de
l’être, nous sommes en dehors, au-delà des deux extrêmes, le rapport
référentiel du nom à la chose, la mimèsis, la transitivité d’une part, le
langage autoréférentiel, intransitif d’autre part. Nous excédons les grands
débats du mot comme miroir de ce qui est ou comme miroir de lui-même. Dans la
chair raréfiée des mots qu’assemble Jean-Philippe Cazier se donne à lire la
convocation, la mise au travail des grands genres du Parménide de Platon car ce texte est à la fois, sous un même
rapport, le même et l’autre, identique et différent, en repos et en mouvement,
plein de vide et vide de tout plein. Ce texte creuse la veine deleuzienne de la
différence et de la répétition, il ne cesse de différer de lui-même, de répéter
ce qu’il ne sera jamais. Dans son a-théologie négative (“ce texte n’est
pas...”), il invente un usage inédit des parenthèses qui s’emboîtent poupées
gigognes, qui, soudain, ne se referment pas, la première branche se retrouvant
veuve de la seconde, ouverture indéfinie sans clôture. Le mouvement de
“dé-syntaxage” de la syntaxe ricoche sur les signe de ponctuation. La
typographie est partie prenante de ce qui se phrase. Toucher au vers, à la
langue en la spatialisant disait Mallarmé...
Duras, Rimbaud, Mandelstam, Rothko, Malevitch accompagnent l’exploration
de l’objet/du non-objet paradoxal qu’est ce texte. Il ne tend pas vers
l’effacement définitif, sans retour, ne s’abîme pas dans la formule de Bartleby
“je préférerais ne pas”. Il fait voler en éclats le principe de
non-contradiction : son existence est de n’être pas. D’autres ombres traversent
ce livre, chaque lecteur aura les siennes. J’y entends les grands voyageurs de
l’espace scriptural, Borges, Clarice Lispector, Pizarnik ou encore Varèse,
Escher.
“Ce texte & autres textes”. Le titre dit ce qu’il fait, ce que le
livre va faire, opérer sur lui-même et sur nous. Le déictique “ce” ne colmate
pas, ne retient pas la fuite du texte, n’arrête ni son nomadisme ni l’aporie
des questionnements (“d’où vient ce texte ? Où est son où, son lieu, son temps
? Vers où court-il ?). Le déictique ravive la fable chinoise du doigt pointé et
de la lune, le paradoxe d’Achille et de la tortue. Les phrases sont au-devant
de celui qui les trace.
Dans sa gravitation autour du silence, de la mort, le texte s’abolit en
abolissant l’auteur, double écho mallarméen de la mort de l’auteur, de “la
disparition élocutoire du poète” et de “l’absente de tout bouquet”. Jacques
Rancière a pointé dans la littérature l’écart entre ce que le texte énonce et
son effectuation. Ici, le texte performe ce qu’il phrase. Mais, ne peut-on dire
qu’il ne s’abolit jamais de proférer son incessante abolition ? Il déroute le
“où ?” (où se trouve le texte ?), déconstruit le “qui?” (qui écrit les
molécules du texte ?). Ce texte ne texte qu’aux parages de sa destruction, de
son évanouissement toujours rattrapé. Kamikaze logicien, il dit qu’il se texte
pour se taire. L’on voit ses impacts sur nous, l’on sent les effets de son
action : il se soulage dans le noir de Soulages, s’origine dans le vide du noir
et chemine dans la nuit de la bouche et de l’oeil. Il est un scandale dans
l’économie bien réglée, ronronnante du textuel. Il ne s’écrit pas sous nos
yeux, n’étant que le prête-nom d’un texte qui s’écrit ailleurs. Il descend dans
la forge de la lettre, démembre la poésie, le langage, le corps d’Orphée. La
littérature s’y retourne sur elle-même. Deleuze souffle sur les cendres de ce
régime de mots qui énonce s’écrire pour les analphabètes, pour les animaux.
“(Ce texte écrit pour ceux-qui-ne-savent-pas-écrire (par exemple les insectes,
qui sont mes enfants, et que
j’aime...)).
Sa prophétie est annoncée autant que brisée. Ce qui défile sous nos yeux
annonce un autre texte qui viendra à même l’oubli des mots du monde, dans une
déflagration de matière verbale éclatée et de sens en déroute. Ce texte-sable
revendique une fonction thérapeutique “guérir la littérature de sa maladie : le
langage”, une fonction de sorcier, dans un sillage non wittgensteinien, une
fonction de “medecine-man” comme disait Deleuze en parlant de Bartleby. Bien
que Cazier fasse un pas hors de la résistance passive à la Bartleby, son usage
du verbe, de la vie pour les sortir de leurs pathologies, de leur chape de mort
en fait un medecine-man, un sourcier.
Sautant par-dessus l’ordre codé du langage, le texte fouille dans son
impouvoir au fil d’une joie jubilatoire, loin des affects asthéniques.
Probabiliste en son tracé, à cheval sur des séries divergentes, il ne tient
dans aucun état arrêté. Pris dans un renvoi à l’infini, dans un glissement sans
commencement ni fin, il surgit “au milieu”, dans le glissando d’un texte qui
est le substitut, le tenant-lieu d’un autre. Répétant le non itérable, un texte
de passage, intervallaire se déroule dans le chassé-croisé du dicible et de
l’indicible, dans l’hiatus du phrasable et du visible. Son corps morcelé est un
Corps sans Organes qui ne s’offre que dans sa dérobade. Se tenant dans un pur
dynamisme vers un autre que lui, il parie pour une absence de stase, envers de
l’ek-stase.
Véronique Bergen

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