jeudi 29 janvier 2015

Hors bord -ou comment tracer un itinéraire philosophique ? / Jean-Clet Martin





1/  Après ma thèse "Essai sur le concept deleuzien de multiplicité", la machine était lancée pour "Ossuaires". C'était l'idée de lire le moyen âge roman comme une hétérotopie, comme un ensemble de fragments non-totalisables, la féodalité n'adoptant aucune unité centrale. C'était mon moment absolument foucaldien. D'autant que "Les aveux de la chair", livre sur le moyen âge de Foucault, n'était pas publié (il ne l'est toujours pas). C'est "L'archéologie du savoir" qui me tenait lieu de principe conjugué à l'idée de multiplicité deleuzienne (le mur roman, le vitrail, l'agencement collectif pour la paix et tout le champ nomadique de l'hérésie). Le texte d'Anselme y tient place comme des culots de bouteille injoignables. Abélard s'élance sous la voûte selon un coup de dés mallarméen. J'y découvrais la fractalité...

2/  "Ossuaires" est salué par "Libé", le "Canard enchaîné", "l'événement du jeudi"... J'apprends dans la foulée que Jean-Luc Pidoux Payot est invité à prendre sa retraite et que la direction de Payot se décide en faveur d'une politique assez peu engageante pour la philo. La collection "Critique de la politique" est suspendue pour plus d'un an. Se pose du coup la question de la suite. Invité à Weimar, à la "Maison Goethe" pour parler du virtuel, je pénètre au cœur de l'image, entre au fond de la caverne platonicienne et y découvre des espaces dont l'infinité vient doubler celle du réel. L'image virtuelle me pousse à compulser des mondes différents, une multiplicité de mondes qui ne sont pas ceux de la phénoménologie, qui ne sont pas ceux de l'humain, mais de la machine, de l'animal... J'y expérimente de nouvelles vitesses, incroyables, infographiques, avec une matérialité à repenser. Le concept de "plurivers" naît à cette occasion en même temps que la tentation de construire des mondes qui se recoupent, se croisent virtuellement. On est en 1996. C'est un des premiers écrits philosophiques sur le virtuel. Je le propose à Kimé qui va ensuite signer mes textes parfois les plus risqués. Le livre est devenu un classique dans les études consacrées à l'image de synthèse.

3/  Après "L'image virtuelle" qui effeuille des mondes non seulement parallèles mais coalescents, il me fallait un modèle cosmologique pour recueillir en une grappe ces bulles d'univers. C'est là l'objet de "L'âme du monde". Un livre qui doit beaucoup à la rencontre avec Philippe Pignarre qui dirige la collection des "Empêcheurs de penser en rond" que le Seuil va finalement accueillir. Philippe Pignarre est un très bon lecteur, un merveilleux éditeur qui me demande en même temps mon "Van Gogh" pour le publier le même jour! "Libération" par la voix de Marongiu en rend compte fin 1998. Alors, quels rapports tisse cette "Nuit étoilée" avec la perspective astrale d'Aristote? Van Gogh me fait plutôt pénétrer dans la mine du Borinage, avec des couleurs rompues. Il ne se satisfait pas du "ton" qui mélange le clair ou l'obscur. Il ne lui suffit pas d'associer des couleurs en un système tonal. Il les fait exploser. C'est une nouvelle variété qui s'offre à moi et qui va se tisser avec l'espace Aristotélicien. Parce que c'est un espace sans mesure. Un espace qui ne se laisse pas géométriser de manière Euclidienne, purement topologique en ce sens. Les deux livres forment une investigation de l'espace, l'un par la couleur, l'autre par le lieu. L'éternel retour noue leur conjonction. C'était un moment de bonheur que je ne retrouverai plus, de plus en plus obsédé par le risque de penser, toute pensée m'entraînant non seulement vers un coup de dés en même temps que vers un abîme.

4/ ... 1998 marque une pause notable dans le rythme des publications. Il faut attendre 2001 pour finalement livrer un texte sur le "Contemporain" comme catégorie philosophique, catégorie qui ne se réduit pas aux "temps modernes" ni au "postmoderne". En effet, le contemporain en tant que danse, Art... n'est pas une Renaissance, ni un retour indépassable à... mais plutôt une computation infographique de temps différents devenus "contemporels", virtuellement coexistants. Plus que l'éternel retour, c'est le "savoir absolu" de Hegel qui pourrait en constituer l'icone autrement compulsée comme je vais le comprendre un peu plus tard. Mais avant cet excursus Hégélien, ce livre était l'occasion pour moi de marquer les figures de l'époque selon des temporalités stratigraphiques et des interférences créant une nouvelle subjectivité. Ce qui se fait en deux mouvements : "Figures des temps contemporains" (Kimé, 2001) et "Constellations de la philosophie" (Kimé 2006). Et, entre les deux, "Parures d'éros" vient explorer la "subjectivité" contemporaine, le sujet n'étant plus envisagé comme fondement mais comme surface, à l'image du portrait de Giacometti dont la figure advient du dehors. Elle entrelace des lignes qui viennent de loin, des lignes dont l'interférence est entièrement soumise à la confluence d'un gribouillis de plus en plus consistant, figuratif seulement en dernière instance. Cet essai sur la subjectivité contemporaine porte pour sous-titre " Un traité du superficiel". Il arpente des surfaces apolliniennes plutôt que des profondeurs dionysiaques...

5/  Rencontre avec François Rouan en 2001. Sans doute sa manière de peindre communique avec ma façon d'écrire par strates, par superpositions. François Rouan quant à lui travaille par tressage de plans différents. D'un plan à l'autre se produisent des emprunts et des empreintes. Cette manière étrange de "percoler" des nappes va me conduire à une nouvelle publication : "Le corps de l'empreinte". C'est dans une collection du "Collège International de Philosophie", chez Kimé, en 2004. Ce que je découvre à cette occasion, c'est l'imagerie du corps: comment la matière est d'emblée image dans sa facture moléculaire, dans le microsillon de sa trace. Une molécule est un diagramme, une image, une empreinte comme pour la cellule dont le code est écrit, inscrit, couché dans une image (ARN messager). Voilà donc un messager, un ange dans un livre de vie, un livre qui traverse l'élan vital du visible. Il s'agit d'une "évolution créatrice du visible" qui me rappelle ma réflexion autour du virtuel. Bergson n'est donc pas loin, notamment par "Matière et mémoire". L'empreinte m'apparaît alors comme le mode de transmission, de communication et de réplication des multiplicités. Cette nouvelle ligne de mon travail me conduira sans doute à relire autrement l'idée de trace, d'archi-trace dans l'oeuvre de Derrida confrontée à Deleuze. Mais avant cette rencontre, cet approfondissement de concept, je vais d'abord me laisser porter par la grâce des corps, dans leur manière d'empreindre, en écrivant "100 mots pour jouir de l'érotisme" que Philippe Pignarre va publier aux Empêcheurs/Seuil.

6/  Rencontre avec Michel Valensi qui dirige les Éditions de l'éclat -de beaux livres, faits avec soin, jusque dans la réalisation des quatrièmes de couverture, rédigées et assumées par l'éditeur. Dans le fil de "Parures d'Eros" et des "Mots pour jouir de l'érotisme", naît un intérêt pour l'extrême : des objets de la métaphysique qui ne se confondent pas avec "Dieu, "Le Moi", "Le Monde". Une métaphysique des petites choses, futiles et inconsommables, hors des circuits de l'échange, de la marchandise. "Sabliers", "petits pans de mur jaune", "assiettes au fond infini", "miroir du 'Horla'", "porche de l'éternel retour", "anneau de Möbius", "oeil d'une panthère", "Puits" et Oculus en tous genres ... Des phénomènes qui se muent en véritables "choses en soi", avec le risque de franchir la limite, le seuil d'une ontologie unitaire pour sombrer dans des ontologies singulières dont on ne revient pas indemne. Dans "Eloge de l'inconsommable", il est question donc d'une expérience métaphysique, non pas de la grande Métaphysique mais de tout ce qui dans le monde physique tend vers sa limite extrémale ou pessimale, limite qui donne sur un dehors illocalisable, non-mesurable, infini. La "fiction" en constitue évidemment un ressort indispensable, une fenêtre irremplaçable. Comme j'étais en train d'achever un séminaire autour des "Fictions" de Borges depuis plus de trois années au "Collège International de Philosophie", Michel Valensi me propose, dans la foulée, de publier un livre sur Borges: "Borges -une biographie de l'éternité". Le livre est un tournant suffisamment étrange pour que j'en parle dans un épisode à part

7/  "Borges - une biographie de l'éternité", accueilli par les Editions de l'éclat, renoue avec ma thèse sur Deleuze. Cette thèse portait le titre suivant : "Essai sur le concept deleuzien de multiplicités". Elle analyse l'événement comme bifurcation, et c'est l'idée de bifurcation qui me retient à partir de la nouvelle de Borges intitulée "Le jardin aux sentiers qui bifurquent". On y apprend que le même individu nommé Fang pourrait vivre dans des mondes parallèles, dans des univers multiples (à l'image de Sextus dans l'oeuvre de Leibniz). Propulsé dans des mondes transfinis, Fang voit fondre tous les repères habituels de la raison. Cette dernière entre dans des paradoxes terribles, ceux de la logique que mon essai explore relativement au temps, à l'espace quand le même et l'autre deviennent inclassables. Et pourtant, en de tels mondes il y a du singulier : une rose ramenée du futur, un escalier dont chaque marche constitue un aleph, un livre dans une bibliothèque infinie qui épuise tous les possibles... Se pose alors la question d'une nouvelle forme d'identité du moi. Que suis-je dans un jardin dont les objets se dédoublent et dont les rapports font varier ma pensée, déstabilisent l'unité du cogito? Quelle identité du sujet et quelles relations aux objets si LE monde s'effondre comme principe? Cette quête de l'unité dans la multiplicité donne lieu en effet à une biographie, "Biographie de l'éternité" qui trouve dans un lieu et dans un temps sa vérité, dans une combinaison vertigineuse de neurones et de signes une formule absolue, cérébrale (d'où une réflexion sur une nouvelle neurologie et des cerveaux-mondes troublants). C'est cette formule que je poursuis dans un livre parallèle sur Spinoza : "Bréviaire de l'éternité -Vermeer et Spinoza" accueilli par Léo Scheer.

8/  Dans le fil de mon "Borges" s'est posée la question de la réécriture. Ménard, personnage de Borges, réécrit le texte de Cervantès, de façon semblable mais dans un contexte différent. En mieux, selon une conscience surnuméraire, rétrospection qui relèverait de ce que Hegel appellerait le "savoir absolu". Il se trouve que la "Phénoménologie de l'esprit" adopte une forme de réécriture à la Ménard : la fin réécrit tout le parcours, recommençant par le début, par la reprise, la répétition vraie. Comme si l'événement fictif pouvait devenir vrai. Vrai par la circularité de sa "réflexion" qui n'est plus subjective mais historique et objective, inscrite dans la chose même, le livre s'étant déversé dans le réel. Le "Calice de l'esprit" par lequel finit la "Phéno" est comme le miroir de Van Eyck dans "Les époux Arnolfini". Il s'agit d'un "Aleph", un objet borgésien en lequel se replie le monde: une espèce de miroir en or, concave, un vortex pour bénir le plus terrible et le plus violent dans une forme de hantise cinématographique. Sang de la vie... Des gens malintentionnés me font le reproche de parler de crimes où de faire l'apologie de l'ordure. Mais le texte de Hegel en montre partout. "Une intrigue criminelle de la philosophie" veut dire qu'on ne pense pas sans risques, le Christ étant condamné comme criminel quand le philosophe est répudié par la société comme figure du paria. C'est à partir de ce point précis que s'est imposée à moi la figure du mal, de la négativité, figure que je poursuis actuellement. Le livre a eu un accueil rare pour un essai sur l'obscurité de Hegel, salué par une double page dans libération et un lectorat inespéré. C'était aux "Empêcheurs", collection accueillie désormais par les Editions de la Découverte. "Enfer de la philosophie" n'est pas loin. Mais c'est la rencontre de Léo Scheer qui en a rendu possible l'inévitable chute, la descente dans un maelström.

9/  Dans le sillage de mon livre sur Hegel, se pose pour moi la question d'une nouvelle logique, paradoxale, une logique qui vient contester le principe d'identité (moment Borgésien) tout comme le principe de contradiction (moment Hégélien). Nous sommes au tournant des années 2010 où, par le canal de Facebook, je rencontre Laurent de Sutter. Un tournant qui me conduit à expérimenter cette logique paradoxale dans l'oeuvre de Hegel, de James, de Russell... Au-delà de la dialectique, une fêlure dans la pensée nous ramène vers des contradictions profondes qui multiplient les identités et les différences dans un devenir extrêmement plastique. C'était l'occasion pour moi d'élaborer un nouveau concept, un nouvel essai, celui de "Plurivers" que Laurent de Sutter va accueillir dans la collection "Travaux pratiques" qu'il dirige aux PUF. Le livre est traversé sans doute par un style qui renoue avec "Eloge de l'inconsommable", fasciné par des objets véritablement métaphysiques (sans être des transcendantaux). La métaphysique, en un sens nouveau ( cf. 7), qui se fait expérience: une expérience qui se réalise dans l'Ab/solu dis/solu, un peu comme la spirale d'un sablier qui, d'abord moléculaire, discret, adopte le comportement continu d'un liquide. D'où, autour de ce vortex, une refondation de toute l'entreprise, en direction de Deleuze d'une part -dont je vais récupérer l'idée d' "empirisme transcendantal"- et d'autre part vers Derrida qui va déplacer mes habitudes questionnantes sur des lignes nouvelles, notamment celles de le hantise, de la spectralité comme ouverture d'un espace placé hors de la présence, hors du temps au sens classique pour fluer soudainement en d'autres sens, ceux de la différance.

10/  Vient le moment de tous les dangers, l'heure de déplacer le système, de renouveler le vocabulaire selon une syntaxe qui fait éclater les habitudes acquises, avec de nouveaux amis et de nouveaux ennemis. Cette occasion m'est fournie par Derrida, par la rédaction du livre que je lui consacre: "Un démantèlement de l'Occident" publié chez Max Milo. Sous le mot "Occident", on ne pourra pas ne pas entendre le verbe "Occire". Et ce qui est "occis" par l'occi/dent, il convient d'en retrouver les traces, d'en suivre la puissance mortifère, celle dont l'histoire montre bien des horreurs. Mais on ne peut dé-manteler, "ôter le manteau" qu'en y trouvant des doublures, comme chez Pascal, lui qui y glisse des billets secrets, des mots déplacés. "La grammatologie" a quelque chose de textile - filins et cordages aux voiles tendues par l'exclu, le rejeté, celui qui, empoisonné par l'occident, porteur de son virus, part à la dérive, comme font les métaphores. Toute métaphore est une fuite, un transport qui fait l'expérience d'un fil pour filer, filer vers un rivage différent, un parage, celui de "L'île déserte et autres textes" pour reprendre le titre d'un ouvrage "posthume" de Deleuze. Il faut dire que mon essai est d'emblée porté par un déplacement "posthume", placé après la fin, quand Derrida et Deleuze se croisent sur une drôle d'île. Derrida en effet consacre de longs séminaires à Robinson, à l'île déserte. Une île qui redonne à l'animal sa part nocturne, occis par l'occident, par la peine de mort imposée à tout ce qui vit. Mais comment survivre, comment survit Robinson? C'est dans ce séminaire posthume, déplacé par la métaphore du naufrage, que Derrida me parle, m'interpelle. Il m'invite à prendre la plume, à entrer dans l'aventure des exclus, des naufragés. Le dernier séminaire du Livre 1 de "La Bête et le souverain" m'est en effet consacré : une longue lecture de plus de cinq pages d' "Ossuaires", cinq pages reproduites 'in extenso' caviardées de remarques de Derrida. Aussi mon livre, conduit par un hôte spectral, sous le manteau qui dé/mantèle, ne cesse-t-il d'expérimenter des tissus, des tissages, une grammatologie de nœuds entre l'homme et l'animal, l'homme et la femme, la vie et la mort, le genre et l'espèce... des couples, des associations qui se construisent à partir de lettres inaudibles, transportées entre "différence" et "différance"... A ce périple aux confins de l'Occident, me voici alors pour finir contraint d'ajouter un second ouvrage -pédagogique cette fois-ci-, un cours assez long sur Derrida qui sortira le 20 Juin aux éditions Ellipses (dans une collection de "Leçons" dirigée par Thibaut Gress). Il s'agit simplement de "Derrida -Déconstruire la finitude".

10 / Au lieu des "genres", des "espèces", des "ensembles" nous parlons plus volontiers par multiplicités suivant des modes ou "modes d'existence" (Gilbert Simondon, Bruno Latour). Mais il y a des "modes imaginaires" au moins aussi importants qui viennent redoubler les "modes d'existence". Ces modes imaginaires composent les récits de la littérature, des récits prophétiques qui poussent Spinoza à la rédaction d'un "Traité théologico-politique" et Descartes à entrer dans les glandes ou les humeurs du corps comme ressources fictives, passionnelles. Nos vies sont des histoires racontées. Elles déploient des modes d'existence singuliers, des "cas" qui trouvent, dans certains personnages fabuleux de la littérature, à se sauver du pire, en ayant affronté le cœur ténébreux du mal, l'enfer de la philosophie... "Le mal et autres passions obscures" en constitue déjà une carte ou un relevé éthique. Mais c'est "Logique de la science-fiction" qui permet d'élaborer une véritable composition des mondes déjà annoncée peut-être par "L'image virtuelle" et "Plurivers".

JCM


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