dimanche 28 décembre 2014

Qu'est-ce que le Phénomène? / I - Hegel





« La phénoménologie, titre surprenant pour un livre de philosophie élaboré en 1807, est une logique de l’apparence en même temps que de son apparition dont Hegel se refuse, d’une certaine manière, à distinguer les sens. Phénomène relève d’une expression construite à partir du grec phainestai qui signifie briller, être visible. Visible depuis un point de vue pour la conscience, une prise que découvre l’attention comme un alpiniste s’accroche à ce qui se présente à lui pour s’orienter sur la falaise. Nous n’avons du reste rien d’autre à quoi nous raccrocher que des phénomènes ou des indices.
Or la philosophie, avec Platon, commence par une contestation de ce qui apparaît lorsque ce dernier s’obstine à en faire une ombre, un décalque tronqué. Ce pourquoi l’apparence que prend le phénomène rimera avec l’illusion et les clichés manipulés par les sophistes, une errance devenue comme inévitable. Notre corps se trouve pour cela même condamné par Platon comme le tombeau de l’âme. Le corps est comparé par le philosophe grec à la coquille d’une huitre. Rien du dehors ne filtre à l’intérieur, sauf par un mince passage dessiné par l’œil. Dans La république, l’huitre laisse place à une caverne, cavité oculaire qui ne reçoit que les échos, l’image renversée de la réalité dont se nourrissent d’ailleurs les politiques qui nous conduisent et exploitent notre ignorance. Il faudrait, selon Platon, redresser ce retournement des images et des simulacres, sortir de la caverne creusée par l’œil pour découvrir la vérité en renouant ainsi avec les modèles eux-mêmes dont les phénomènes ne sont que de pâles reflets. Mais ce qui brille devant nos yeux et que la conscience découvre devant elle avec étonnement, cela n’est pas forcément une erreur lorsqu’on envisage l’apparence d’un autre point de vue que celui de la réforme politique qu’avait adoptée la République.
Appeler sa recherche Phénoménologie de l’esprit, cela conduit Hegel à repenser l’apparence, à reconsidérer sous un autre œil tout ce qui brille et chatoie au lieu de le rejeter du côté de l’illusoire et des manigances qu’il ourdit[1]. L’apparence, qui est supposée faire errer les peuples et endormir les esprits, est encore apparition, ce qui se manifeste devant nous de façon exclusive. Les phénomènes, avec leurs chatoiements, ne sont pas à rejeter au rencard des visions hallucinantes. Cela est si important aux yeux de Hegel qu’il reviendra sur cette question cruciale au début de L’esthétique, en 1829 comme pour jeter un pont en direction de son écrit de jeunesse et renouer avec sa vision initiale. Et ce qui importe, c’est de montrer que Platon a été victime d’une abstraction antidémocratique, politiquement désastreuse, lorsqu’il considère les phénomènes comme des copies, des imitations peintes, des représentations pour juguler la masse populaire ainsi trompée par le moindre slogan. Mais disant cela Platon n’a pas la moindre idée de ce que signifie vraiment le processus esthétique fondé sur une logique phénoménale.
Kant est sans doute un précurseur de ce renversement, de cette « révolution copernicienne » en faisant de l’esthétique l’ouverture de La critique de la raison pure, mais pour soumettre finalement la construction des phénomènes aux catégories réflexives de l’entendement qui les filtrent et en réalisent le maillage. Hegel, quant à lui, refuse cette réduction trop rapide pour en revenir au cœur des choses sous le nom même de phénoménologie. L’être, en effet, n’est rien du tout sans son apparaître. Mais laissons la parole à Hegel lui-même et au déroulement de son questionnement : « …au fond, qu’est-ce que l’apparence ? Quels sont ses rapports avec l’essence ? N’oublions pas que toute essence, toute vérité, pour ne pas rester abstraction pure, doit apparaître (…). L’apparence elle-même est loin d’être quelque chose d’inessentiel, elle constitue au contraire un moment essentiel de l’essence[2]. »
Le phénomène, ce qui brille et se manifeste est la seule réalité qui nous soit accessible et c’est de là qu’il nous faut repartir pour entendre ce qu’il en est du monde ouvert à un esprit qui le contemple et le reçoit de manière sensible. Au lieu de sortir de la caverne, de fuir la cité et les peuples pour se détourner des apparences, il s’agit d’y entrer, de comprendre en quoi la conscience est inséparable des choses-mêmes qu’elle éprouve sur le cercle intime de sa perception, là où l’art, comme les sciences sociales permettront de creuser la vision en direction de ce qui n’est pas toujours visible immédiatement, vers un point aveugle de la rétine. C’est sur cet intérieur que se tend la phénoménologie, sachant que le superficiel présumé, pourchassé par toute la tradition, se trouve placé déjà au plus profond. L’illusion en tout cas n’est peut-être pas ce qui serait le propre du visible et de l’apparaître que nous rencontrons comme le seul milieu possible de la certitude de soi et de la vérité.
« C’est seulement dans la conscience de soi, comme concept de l’Esprit, que la conscience atteint son tournant, le moment où quittant à la fois l’apparence colorée de l’ici-bas sensible, et la nuit vide de l’au-delà suprasensible, elle entre dans le grand jour spirituel de la présence[3]. »
La conscience de soi correspond à ce moment où la conscience abandonne la fascination de l’objet. Nous sommes nés devant des objets, des murs qui nous semblent posés en face de nous comme cette montagne indéracinable, naturelle et incontestable. Mais nous sommes encore affectés, de manière précoce, par la croyance, tout aussi fortement enracinée, en un au-delà difficile à mettre en doute. Or, la conscience de soi correspond à une contestation de cette double évidence. Elle abandonne la croyance au monde supposé indépendant autant que celle d’un autre monde inaccessible. Alors seulement elle peut se recourber sur soi et devenir autonome.
La fascination de l’objet correspond à la tentation de penser que tout se joue en-dehors de nous, dans la profondeur prolixe de la matière. Cette foi naïve est celle qui se mesure aux solides, aux choses dures, données comme des matériaux absolus. La science se propose d’ailleurs de forcer cette carapace pour accéder à l’intérieur, comme en comparant l’univers à une montre dont la physique pourrait soulever le couvercle, décomposer le boitier. Mais pour y trouver quoi au juste ? Par exemple ce morceau de sel ou ce rayon de lumière ! Ils se décomposent en éléments, en atomes ou en franges d’interférence. Soit ! Mais quel statut possèdent de telles abstractions ? Newton décompose la lumière grâce au prisme. Il veut en forcer le cœur et nous donne le sentiment que le bleu, le jaune existent au plus profond de la lumière, mélangés en elle. Il la diffracte pour débusquer derrière elle ses franges colorées. Mais Hegel sait, avec Goethe, que le couleur n’est pas une substance, que le rouge est autant dans l’œil, dans l’esprit, que dans la lumière. Il sait que le vert contraste avec le bleu pour des raisons qui ne sont pas en-dehors de nous, mais plutôt en nous. Toute une lutte sanctifiée par les systoles et diastoles de l’œil. Ici-bas, on ne pourra donc pas croire qu’il suffit de forcer l’écorce qui recouvre le noyau, ni libérer de la boite de pandore les éléments cachés à l’intérieur. Il n’y a rien à attendre de la profondeur ni du règne microscopique de la matière, sans quoi Hegel n’aurait pas pris la peine de rédiger une Phénoménologie de l’esprit.
L’esprit, en effet, ne peut pas se laisser happer par les choses, se ployer aux lois de la réfringence des couleurs, de son prisme. L’esprit est lui-même à l’origine de ces couleurs qu’il continue de percevoir sur un mur blanc quand la chose -par exemple ce fruit rouge-  est déjà enlevée. Il y a une persistance, une tache sur le plâtre blanc, des mouches et phosphènes qui ne proviennent pas de l’objet, mais du fond de la rétine comme pour les phénomènes du contraste. Il existe entre le vert et le rouge des effets qui sont rétiniens, et, plus encore, liés à l’esprit de sorte que l’œil « tout en n’ayant devant lui qu’une seule couleur, voit aussi subjectivement l’autre[4] ». En regardant un pavot oriental Goethe perçoit par exemple une aura, une frange jaunissante, comme du feu. Le phénomène ne provient pas de la lumière, ni du pavot mais sans doute de son œil, de la jalousie qu’il ouvre sur le monde. Il devient très difficile de croire alors, comme le pensent parfois les sciences positives, à une réalité matérielle envisagée en un absolu sans relation avec nous. Nul besoin d’ouvrir le boitier de l’horloge à laquelle on compare l’univers. On n’y trouvera pas de génie qui s’y tapit.
Ici bas, il n’y a rien de consistant qui soit indépendant de l’esprit de celui qui contemple, pas même la matière. Mais, si ce monde qu’on ausculte jusque dans son intérieur est muet, sombre et ténébreux, si les matériaux les plus profonds ne sont pas grand-chose sans l’œil qui les met en perspective, il n’y a pas pour autant un arrière monde, un au-delà capable d’en rendre compte et le justifier. L’œil est un œil enragé mais le ciel pour Hegel est bel et bien vide. C’est plusieurs fois que Hegel insiste sur l’absence de sens qu’il y aurait à chercher les fondements de l’ « ici-bas » dans un « au-delà ». Détrousser la chose sensible de ses aspects chatoyants au profit de « la chose en soi » serait bien inutile. Veut-on voir les objets en leur noyau, en éplucher la surface ? Alors on ne verra aucune silhouette dans les ténèbres obscures de la matière[5]. Veut-on voir plutôt la pure lumière en se réfugiant dans les sommets ? On n’y verra pas grand-chose tant la neige nous éblouira ! Là-haut, il n’a pas de « soi », pas de présence vitale, mais que le rien aveugle, le vent glacial du néant.
Il n’y a pas à aller au-delà des apparences, il suffit de les prendre en leur phénoménalité, en la richesse de leur variation colorée pour y retrouver le travail de l’Esprit ou la vie diversifiée des êtres. La Phénoménologie de l’Esprit n’est ni l’obstination à sonder la matière ni celle qui consisterait à viser un autre monde Idéal. Elle s’ouvre plutôt entre les deux, sur cette surface sauvage et bigarrée qui n’a ni en-deçà ni au-delà et sur laquelle se déploie la prolifération des formes les plus hostiles, prolifération que Hegel va qualifier finalement de phénomène, des plus contradictoires comme nous le verrons progressivement. »

J. Cl. Martin, extrait d'Une intrigue criminelle de la philosophieLire la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, Paris, La découverte, Coll. Les Empêcheurs de penser en rond, Scène 1.




[1] Concernant le mot Phénoménologie comme chemin dont l’importance compte autant si ce n’est plus que la destination cf . PH.E. Préface, p. 44-45.
[2] Esthétique I, outre la traduction complexe de Lefebvre, on retiendra pour ce passage celle de S. Jankélévitch. Coll. Champs, Flammarion, 1979, p. 29. La Préface de la phénoménologie exprime la même exigence pour l’essence de s’extérioriser en une forme développée, p. 39.
[3] PH.E, La vérité de la certitude de soi-même, p. 149-150, nous avons modifiée la traduction en gardant l’idée de coloration, d’apparence colorée conformément à la traduction de Hyppolite, T.1, p. 154
[4] Hegel, Esthétique, T.1, Ch. II,  1, p. 211, Trad. Bernard Timmermans,  Livre de poche, 1997.
[5] C’est la le constat du  Ch. III de la  PH.E, Force et entendement, notamment p. 128.

1 commentaire:

  1. Fenetre/phenestai/wwwindows & le monde est apparition avec le parkur texte (mais pas avec un language a part,scientifique,specialise en philosophe/ique);la disparition fait de meme.

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