mercredi 3 septembre 2014

Mi-vide / Mathieu Brosseau




Bien, il va falloir commencer par un commencement même s’il n’y en a pas. Je prends le train en marche. Comme vous êtes "vous", cher ami, et plein comme un œuf, je vous écris selon mon humeur mi-vide (une nuée de spectres de belle architecture nous sépare). Comme vous ne savez rien, j'ai la moitié d'un verre à vous apprendre même si dans ma langue vous choisirez l'autre moitié, celle que vous connaissez déjà, puisque du bris vous ne connaissez rien. Vous connaissez peut-être le ver de terre, ou la distance sécable, ou la seconde fractionnable, c'est vous quand je ne coupe "rien". Je dis rien pour ne pas dire "faire", selon le métronome. Il existe des métronomes à battements simultanés, plus de tic-tac, ils donnent un coup continu et remplissent, remplissent les trous. Un peu comme vous. 

La tête a deux têtes.

Bref, je vous annonce que l'identité de l'horloge s'est arrêtée, il me faut vous mettre sur le même courant que nous, les corps mi-vides. Voyez-vous, l'univers ne s'étend pas mais se répand et se déroule comme une déferlante. Vous en connaissez la mécanique mais vous ignorez la perception que nous en avons. Il me faut vous traduire la chose, c’est-à-dire l’exposer sur une planche à dissection, la viande est un moment, juste un trajet, sors donc le scalpel. Chaque pli marque la fin d'un monde et je vous écris depuis un de ces mêmes plis, pile à la pliure, pile à la frontière. Vous me voyez, là ? Ça demande une certaine habitude d'équilibriste mais comme je suis clown-à-deux-temps, il ne m'est pas trop ardu de marcher sur le fil.

Plus haut, j'écrivais qu'on était les nous-corps-mi-vides, oui. 

"Mi", à cause de nos deux têtes, corps ou pas-de-corps, rentrer dedans, regarder. Ou pas. Ou saisir. Ou pas. Ou considérer ce-qui-meut comme unique. Ou pas. Unique, c'est-à-dire qu'on peut le devenir. Multiple, nous ne pouvons pas, non, non. 

Plusieurs ou Un, le "ou" est la cause du "mi". Et remplir, c'est vivre. Ou écoper quand ça coule, c’est juste aussi. 

Alors je me dis, et vous l’écris par la même occasion : ne soyons pas trop car ça rend zinzin. Au lieu de combler, vaut mieux vider, mon cher. Mieux vaut tuer le temps, vous comprenez ?

Regardez ce verre, eau bombée, plein craqué le verre, ajoutez une goutte et... Non, non, pas trop remplir, pas trop vivre le dedans de la tête. Les liens partout, partout pour parler, parler le temps, ça rend zinzin. Alors vaut mieux posséder un beau grenier sans rien dedans et tout propre. Conserver le tiers supérieur du crâne tout vierge est de la plus belle esthétique, de celle qui ne s’inscrit nulle part, dans aucune seconde, dans aucune viande.

Le métronome rassure quand le décimètre angoisse, oui. Je pense au monde qui est si détestablement nombreux, cela car le nombre déforme en avançant… Les siècles défigurent, avançant. La bouche devient obscène en vieillissant.

… ou bien naître-aux-mondes, faudrait-il ? Je me dis ça. Être moitiés, en temps bien séparés, est de la plus belle esthétique, un pas dedans, un pas dehors. Comme il y a plusieurs mondes, il y a cette inquiétude, celle de la déformation. Plus tard, loin devant, les œufs ne seront plus ovoïdes. Mais soyons tranquilles, les moitiés n’entaillent pas la vue.

Juste être à la proue, faudrait-il, ça fait du bien le vent, renvoyer les spectres, lors de nos temps libres. Il n’y a jamais eu d’urgence, ça plombe, juste une tête, dernier tiers en vacances. Un lieu qui ne multiplie rien, sans poids.

L’époque nous permet confortablement d'être, dit-on. Pas la peine de chercher, la chose est là, on y est, elle est sue, on croit qu’on y est, l’identité, le quadrilatère, c’est su, c’est super. 

C’est super chouette, d’être !

On t’en vend de l’être, on y tient, c’est ce qui fait tenir. Ou plutôt y croire. On te vend un couvre-chef, ça parachève, ça donne un sens. La momie te refourgue de la bandelette. L’identité, t’y crois toi ? 

Je crois au "contemporain" des bandelettes. 

Des spectres t’habitent, toi ? Entre un œil et l’autre, on peut utiliser une règle décimètre pour compter les temps possibles, les temps rêvés. Je n’ai pas dit "souhaités". Je pense simplement qu’il y a de belles architectures hors d’âge. De vrais revenants très bien construits, jolis, jolis, si bien faits qu’ils ont la présence que les souvenirs n’ont pas.

Cette inquiétude, celle de la surface, de la table de dissection qui se tord plus l’univers se répand, la viande s’allonge et se courbe comme le dos de la momie-mamie, cette inquiétude est partiellement défunte. A moitié, dira-t-on Nécessité est de trouver les stratégies autres. Comme le naître, un pas oblique. Les registres se rejoignent. Les genres aussi. La peur monte. On fait des règles avec les bandelettes, celle qu’on défait. Le décimètre ne semble pas suffire pour mesurer la peur. Des mondes apparaissent. On s’arrête. "On", c’est approximatif, c’est plus commode. "Se souvenir", oui, rendre actuel à coup de mesures mais pas trop quand même, pas trop pour bien tenir le pas. Le vide prospère (ailleurs).

Il y a des temps qui ne méritent pas d'être mesurés. "L’homme est à la mesure de toute chose", disait P. S'il y a bel et bien des temps sans règle, on peut en déduire que des horloges s'arrêtent fréquemment. Et le mérite est une question d'énergie : ai-je la force de faire corps ?

Et le corps de l’énergie est bien sûr la moitié du trou. De la cave si vous voulez. Du tiers inférieur, si vous préférez.

C’est dire qu’elle s’interdit, l’énergie. Je veux dire qu’elle est passe-muraille, elle ne rentre pas pour habiter, elle enveloppe, elle traverse. Elle n’est pas un monde, elle traverse les mondes, tous les mondes. Et les spectres lui font de l’œil.

C’est dire aussi qu’elle n’a jamais touché au vide, elle ne l’est jamais devenu, il y a toujours eu des matières très architecturées entre les spectres et ce qui bouge. Les présences dissèquent de l’univers sur des tables à cadavres, ils se déforment, par la poussée de la déferlante.

Il me fallait vous dire que je ne suis pas dupe de votre demi-plénitude, pleine quand même, et si notre parole vous traverse c’est parce qu’il y a un temps pour tout et vous êtes son fantôme, son très joli fantôme, inchangé, pas comme mamie mue.

Le grenier est sans mur et à ciel ouvert, son contenu est inviolable et hors d’âge, il est juste ballotté au gré des remous.

Votre ami (forcément) contemporain.


Texte inspiré d'un extrait de roman de Mathieu Brosseau à paraître aux éditions de l'Ogre en 2015

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