Philosophes d'aujourd'hui 6
« Je ne tiens pas en place »… Mais délaisser les places, cela produit des
empreintes assez sûres, comme ôter un cendrier à la poussière qui affiche l’inoccupation du lieu. J’affectionne les poussières, les fragments, les corpuscules, avec la passion d’y voir apparaître des formes prégnantes, des concepts persistants. La philo/sophie, loin de la sagesse, est dès
son origine un mot déplacé, sans atteindre une essence et valoir comme une doctrine
unitaire. En tant que désir, elle manque originairement à sa place. Ce qui ne
l’empêche pas de laisser monter depuis son effritement des questions extrêmement
insistantes. Une trace, dans la poussière des sous-sols bien fermés, peut
résister plus longuement au temps que les
mots affichés par une société en quête d'étoiles dominantes. Lorsqu’on est
embarqué dans cette aventure déplacée que désigne la philosophie, on sent bien se tracer quelques lignes mineures qui tiennent lieu de signature dans la traînée des
poussières, dans des notules et notices en miettes : une philosophie de la
différence, une certaine pluralité en
tout cas qui contamine généralement par un pluriel jusqu’aux titres de mes
essais de philosophie corpusculaire.
Le philosophe est rarement dans l’extraordinaire d’une
proclamation qui produirait sa carte d’identité. Difficile de se dire
« réaliste », « idéaliste » ou de trouver la forme d’un
paradigme capable de définir le chemin. Les philosophes inventent peut-être des
concepts. Mais ces derniers ne sont-ils pas trop nombreux pour se laisser
finaliser selon un slogan catégoriel? Dire ce qu’on fait, ce qu’on est, ne connaît
pas suffisamment l’inquiétude de la philosophie qui n’est ni un passe-temps, ni
un divertissement mondain pour fournir une nomination à la mode. Je ne suis donc pas philosophe selon le jeu d’une prise de position médiatique réclamant
des affiches. Il n’y a de philosophie que par une traversée, quelque chose
comme une voie partie de l’incertain. Elle naît au moment d’une chute vers de grands
fonds silencieux en lequel elle laissera quelques traces, indices négatifs
d’une idées résistante.
Il n’est pas sûr que cette descente en enfer soit
nécessairement une traversée du nihilisme, la chute sans fin d’un mauvais infini. Elle peut davantage
se considérer comme l’altération de la négation, une exploration d’une région
corpusculaire mais qui n’est pas rien, qui
appelle un essai pour se redresser, une vertu que Deleuze appellera
« empirisme supérieur ». Il s'agit d'une expérience différente à mon sens de l’« empirisme
radical » de James qui lui ressemble et auquel on le compare d’ailleurs
souvent. La vérité du philosophe n’est pas radicale. Hegel nous
convainc dès l’ouverture de la Phénoménologie
de l’esprit qu’elle est inséparable de son accès, du chemin contradictoire
qui y mène. Une thématique apparemment balisée depuis les grecs mais que
l’auteur soumet à un problème dont il laisse voir qu’il a été considérablement « déplacé »
quant à sa manifestation. Si classiquement, la vérité est adéquation de la
pensée à l’être, si elle apparaît souvent comme un procès de
vérification pour établir la conformité de l’idée et de la chose
représentée, Hegel, sans pour autant se satisfaire de la clarté logique des mathématiques, explore l’obscurité essentielle d’un tel
rapport. Ce qui à mes yeux constitue une rupture assez proche de la littérature
qui n’est peut-être rien d’autre que l’expérience d’une vérité perdue dont
l’inévidence et la confusion fondent toute écriture, comme autant de
ronds dans la poussière des mots.
*
Au lieu de considérer la vérité selon le versant apodictique
de la démonstration, de la cohérence axiomatique, il semblerait que depuis Hegel, le vrai
n’ait plus rien de clair et de distinct. Il réclame une expérience déplacée. Le régime de l’évidence, des natures simples,
des intuitions fondées sur la lumière naturelle de la raison a basculé dans un
cheminement qui entraîne le philosophe vers un voyage infini. La vérité, bien
loin d’un calcul pour épingler l’être à sa propre intelligence, désigne une
part retirée, hors de prise et dont Heidegger pourra également dramatiser l’occultation,
la forme secrète, tombée dans une nuit dont la science n’a aucune idée.
Descendre dans un tel vertige, dans une telle dialectique a motivé chez moi un
goût d’écrire en suivant une veine contradictoire, paradoxale plutôt
qu’explicative, une philosophie de l’esprit plus dangereuse que tout réalisme
supposé.
Pour moi, écrire, consiste à renouveler d’une façon
remarquable le rapport trop traditionnel de la « vérité démontrée » à
celle de la « vérité révélée ». Révélation photograpique, image née
d’une trainée de poussière, tableaux hégéliens. C’est particulièrement le cas d’Eloge de l’inconsommable ou d’Enfer de la philosophie entièrement
inscrits dans un tel rapport. La révélation résulte désormais du style du récit
autant que de l’expérience qu’il articule en un sens que ne partage pas le
dogmatisme de la théologie quand la révélation conservait encore une
autorité, vérité immédiatement certaine même si elle n’avait à subir aucune
interrogation, aucune enquête, relevant d’une assise indiscutable. Ce qui caractérise
la révélation de l’écriture, c’est qu’elle perd cette autorité de la norme, de
la loi, de la règle, tout en conservant le côté miraculeux des essences.
L’essentialité des visions, le caractère mystique des vérités qui avèrent le
tracé de l’Idée. Mais il s’agit d’une Idée relative au temps, Idée éclatée dans
la dispersion mais dont certains fragments dessinent une figure. L’Idée lacérée
revient sur des nappes de temps qui lui procurent une certaine
insistance : révélation temporelle, trouvant dans l’accidentel une
répétition, un retour dont l’instant montre comme une pureté en soi -une espèce de "biographie de
l'éternité" comme je l'avais rencontrée chez Borges.
De quoi peut-il bien s’agir sachant que nous sommes perdus,
que nous sommes dispersés dans le déchaînement incohérent des événements? La
vérité serait-elle désormais la révélation d’une contingence ou d’un
hasard ? N’y a-t-il pas plutôt quelque chose de miraculeux dans la
méditation du philosophe sachant que ses révélations témoignent d’une mystique
de la chose, de la singularité hissée au rang d'une éternité, celle de l’Idée ?
On dirait qu’avec Hegel l’Idée n’est plus garantie d’aucune
transcendance. Elle n’est pas à chercher hors de la caverne de nos sens, elle
n’a pas le caractère platonicien d’une essence séparée mais, au contraire,
tombe dans la matière de la sensation, dans la nuit ténébreuse du
sensible, dans les poussières aléatoire du temps. Nous sommes dans l’aléa des
figures de l’esprit que Hegel avait mises en perspective à partir de moments
qui restent tout à fait accidentels. On dirait que faire de la philosophie
reconduit à la contingence de la rencontre, mais dans une essentialité qui fera
la vérité de l’aléa.
C’est du plus absurde et du plus instable qu’il convient de
concevoir un absolu que Hegel perçoit déjà dans un morceau de sel où dans le
soulèvement de l’esclave, dans la scission électrique ou dans la mort de Dieu,
ici et maintenant. Tout dans le temps est dans une perte irrémédiable, un
inachèvement que traverse La phénoménologie.
Règne dans l’espace phénoménologique une répartition statistique et fuyante des
fragments du hasard lacérant toute vie. Mais, dans ces lignes inachevées, dans
ces relevés les plus contingents, brille une vérité qui sera redevable aux
images devenues hyperréalistes, ultra-claires, imaginales lorsqu’on revient sur
l’événement de manière rétrospective et littéraire. D’où l’importance chez moi
de la notion d’image, dans l’accointance d’une occasion unique. Il y a quelque chose d’occasionnel dans toute
philosophie qui fait son style. C’est ce caractère occasionnel que Deleuze me
donne à comprendre. Le style de la philosophie est-elle alors une mimèsis, une obsession référentielle
qui consisterait à écrire comme Deleuze, à dialectiser avec Hegel, à ressasser
dans le sillage de ce qui est déjà tracé par l’histoire de la
métaphysique ?
*
D’une certaine manière, j’appartiens à une génération qui a
connu les maîtres que sont Foucault, Deleuze, Derrida, Lyotard… Comment écrire après eux et sous le surplomb
d’une époque qui a été aussi une critique de la métaphysique, avec l’exigence
de se défaire des formes déjà donnée ou à déconstruire. C’est la difficulté des
auteurs qui trouvent place dans un tel rapport entre Eric Alliez, Catherine
Malabou ou moi-même dont il faut reconnaître pour le moins un rapport aux noms
que j’évoquais. Il me semble pour ma part que je n'ai jamais été aussi proche
de Deleuze que dans l'écart qui en trace les variations. Il s'agit d'une forme
d'excursus qui est à Deleuze ce que
Malebranche pourrait être à Descartes, avec une visée tout en modulation, une
réinvention sur certains points occasionnels où sa pensée se relance et trouve
une jetée inespérée. La cause occasionnelle est un concept absolument
malebranchiste (quel nom arborescent!) qui arrache à la physique des cris, ceux
d'un Dieu parti à la rencontre du vide, « moins que rien » comme le
perçoit également Badiou dans son ouvrage très fort sur Malebranche.
Il s'agit là ni de causes efficientes, ni de causes finales,
ni même matérielles ou formelles mais d'occurrences vides pour comprendre la
moindre rencontre (ce que Deleuze aurait plutôt nommé le dehors). L'occasion
est une rencontre, quelque chose comme un événement qui intègre, tant bien que
mal, la contingence dans l'économie d'une étendue abstraite. Sauf que
Malebranche l'aborde de façon encore négative... Imaginez que vous ne puissiez
soulever le moindre fétu de paille rencontré sans le concours de la volonté de
Dieu, l'espace intelligible de son ouverture, de son orientation, de ses points
cardinaux divins. Imaginez encore le soulèvement d'un projectile par le vent,
dans la tornade qui n'aurait pas de centre, pas de périphérie et vous
commencerez doucement à comprendre le vacillement du moindre phénomène, le
chaos des qualités sensibles abandonnées à elles-mêmes. Etre le Malebrance de Hegel
et de Deleuze, si incompatibles, pourraient nous servir à nous déplacer sur un
tel plan, au risque de recomposer d’ailleurs quelque chose comme une entreprise
métaphysique, une nouvelle métaphysique dont on voit bien qu’il n’y aurait que
peu d’intérêt à annoncer la mort.
La métaphysique dont l’objet n’est plus le Monde, le Moi ou encore Dieu, une
métaphysique du Chaos -passant par un
malebranchisme générationnel, une fidélité
aux grands maîtres- est une exigence qui
s’impose devant la moindre chose. Un vortex n’est pas un objet absolu. Mais suivre la trajectoire du flux
dans l'espace où il s’enroule met en évidence un vide qui suppose lui-même
l'existence d'un trou dans la suite géométrique de l'étendue intelligible. Que
l'objet traverse un vide supposé, cela requiert une trouée, un contour qui ne dépend
pas de moi. Moi, mes intentions ne sont que des occasions, des causes
occasionnelles qui rendent possibles ce jet, ce projet. La chose, le fétu de paille portée par le
vent ne sont encore que des occasions qui ont besoin d'une pente, d'une
gravité, d'un espacement pour les accueillir et les repérer dans une
articulation entièrement soumise par Malebranche à l'entendement de Dieu et,
pour le moins, à une révélation qui,
à cette époque très cartésienne, ne ressemble pas du tout à celle dont je
parlais en évoquant la question de la littérature, de la poussière
philosophique que je pratique depuis quelques temps.
Il n'y a, pour nous qui avons perdu le sens du monde, que des occasions: mes désirs sont des
occasions, les corps des occasions qui ne peuvent entrer en correspondance, en
conjonction sans ce repérage opérant qui n'est ni de moi, ni d'elles. Causes
occasionnelles moins efficientes que des accidents et qui témoignent de la
détresse passionnelle d'une vie, du peu de puissance d'un monde sans Dieu. Mais
voyons ce que cela donne positivement, affirmativement. Ôtez-lui Dieu et vous
aurez un rond quelque part pour le cerner, le chaos désorienté des puissances
les plus ténues, des potentiels les plus insipides, les plus tourmentés, les
moins cardinaux qui soient. Alors se lèvent des mutismes et des bégaiements
composant comme un labyrinthe de possibles, un« plurivers » de
virtualités. Soulever le vase rencontré, en laisser quelque marque n'est jamais
sûr d'aboutir, se mue en une cause occasionnelle qui a perdu son efficace et sa
fin. C'est presque le monde virtuel et abstrait de Deleuze, sa machine la plus
abstraite. C'est en tout cas en cette panne de l'intelligible que s'origine
l'immonde du monde, sa dispersion, sa dissémination en versions composites qui
nécessitent la traversée parfois épique d’un récit, la composition d’une
expérience philosophique. Une vertu
pour le moins, concept cardinal de mes écrits composites.
Jean-Clet Martin
Magnifique, votre écrit. Dessin d'une traversée, en forme de pas - dans le vent.
RépondreSupprimerVous dites : « C'est (...) en cette panne de l'intelligible que s'origine l'immonde du monde, sa dispersion, sa dissémination en versions composites qui nécessitent la traversée parfois épique d’un récit, la composition d’une expérience philosophique ». Le poète vous "répond" : « Le temps, incomplet, martèle le monde, comme une brindille au vent. Une ivresse égarée le complétera » (Abdelmajid Benjelloun)
Et moi, je vous lis, vous écoute, tous deux - dans l'un : qui fait trace, qui fait sens, qui fait voix.
Merci de cette intéressante comparaison.
Supprimer