vendredi 7 février 2014

Poussières / Jean-Clet Martin

Philosophes d'aujourd'hui  6



 « Je ne tiens pas en place »…  Mais délaisser les places, cela produit des empreintes assez sûres, comme ôter un cendrier à la poussière qui affiche l’inoccupation du lieu. J’affectionne les poussières, les fragments, les corpuscules, avec la passion d’y voir apparaître des formes prégnantes, des concepts persistants. La philo/sophie, loin de la sagesse, est dès son origine un mot déplacé, sans atteindre une essence et valoir comme une doctrine unitaire. En tant que désir, elle manque originairement à sa place. Ce qui ne l’empêche pas de laisser monter depuis son effritement des questions extrêmement insistantes. Une trace, dans la poussière des sous-sols bien fermés, peut résister plus longuement  au temps que les mots affichés par une société en quête d'étoiles dominantes. Lorsqu’on est embarqué dans cette aventure déplacée que désigne la philosophie, on sent bien se tracer quelques lignes mineures qui tiennent lieu de signature dans la traînée des poussières, dans des notules et notices en miettes : une philosophie de la différence, une certaine pluralité en tout cas qui contamine généralement par un pluriel jusqu’aux titres de mes essais de philosophie corpusculaire.
Le philosophe est rarement dans l’extraordinaire d’une proclamation qui produirait sa carte d’identité. Difficile de se dire « réaliste », « idéaliste » ou de trouver la forme d’un paradigme capable de définir le chemin. Les philosophes inventent peut-être des concepts. Mais ces derniers ne sont-ils pas trop nombreux pour se laisser finaliser selon un slogan catégoriel? Dire ce qu’on fait, ce qu’on est, ne connaît pas suffisamment l’inquiétude de la philosophie qui n’est ni un passe-temps, ni un divertissement mondain pour fournir une nomination à la mode. Je ne suis donc pas philosophe selon le jeu d’une prise de position médiatique réclamant des affiches. Il n’y a de philosophie que par une traversée, quelque chose comme une voie partie de l’incertain.  Elle naît au moment d’une chute vers de grands fonds silencieux en lequel elle laissera quelques traces, indices négatifs d’une idées résistante.
Il n’est pas sûr que cette descente en enfer soit nécessairement une traversée du nihilisme, la chute sans  fin d’un mauvais infini. Elle peut davantage se considérer comme l’altération de la négation, une exploration d’une région corpusculaire mais qui n’est pas rien, qui appelle un essai pour se redresser, une vertu que Deleuze appellera « empirisme supérieur ». Il s'agit d'une expérience différente à mon sens de l’« empirisme radical » de James qui lui ressemble et auquel on le compare d’ailleurs souvent. La vérité du philosophe n’est pas radicale. Hegel nous convainc dès l’ouverture de la Phénoménologie de l’esprit qu’elle est inséparable de son accès, du chemin contradictoire qui y mène. Une thématique apparemment balisée depuis les grecs mais que l’auteur soumet à un problème dont il laisse voir qu’il a été considérablement « déplacé » quant à sa manifestation. Si classiquement, la vérité est adéquation de la pensée à l’être, si elle apparaît souvent comme un procès de vérification pour établir la conformité de l’idée et de la chose représentée, Hegel, sans pour autant se satisfaire de la clarté logique des mathématiques, explore l’obscurité essentielle d’un tel rapport. Ce qui à mes yeux constitue une rupture assez proche de la littérature qui n’est peut-être rien d’autre que l’expérience d’une vérité perdue dont l’inévidence et la confusion fondent  toute écriture, comme autant de ronds dans la poussière des mots.
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Au lieu de considérer la vérité selon le versant apodictique de la démonstration, de la cohérence axiomatique, il semblerait que depuis Hegel, le vrai n’ait plus rien de clair et de distinct. Il réclame une expérience déplacée.  Le régime de l’évidence, des natures simples, des intuitions fondées sur la lumière naturelle de la raison a basculé dans un cheminement qui entraîne le philosophe vers un voyage infini. La vérité, bien loin d’un calcul pour épingler l’être à sa propre intelligence, désigne une part retirée, hors de prise et dont Heidegger pourra également dramatiser l’occultation, la forme secrète, tombée dans une nuit dont la science n’a aucune idée. Descendre dans un tel vertige, dans une telle dialectique a motivé chez moi un goût d’écrire en suivant une veine contradictoire, paradoxale plutôt qu’explicative, une philosophie de l’esprit plus dangereuse que tout réalisme supposé.
Pour moi, écrire, consiste à renouveler d’une façon remarquable le rapport trop traditionnel de la « vérité démontrée » à celle de la « vérité révélée ». Révélation photograpique, image née d’une trainée de poussière, tableaux hégéliens. C’est particulièrement le cas d’Eloge de l’inconsommable ou d’Enfer de la philosophie entièrement inscrits dans un tel rapport. La révélation résulte désormais du style du récit autant que de l’expérience qu’il articule en un sens que ne partage pas le dogmatisme de la théologie quand la révélation  conservait encore une autorité, vérité immédiatement certaine même si elle n’avait à subir aucune interrogation, aucune enquête, relevant d’une assise indiscutable. Ce qui caractérise la révélation de l’écriture, c’est qu’elle perd cette autorité de la norme, de la loi, de la règle, tout en conservant le côté miraculeux des essences. L’essentialité des visions, le caractère mystique des vérités qui avèrent le tracé de l’Idée. Mais il s’agit d’une Idée relative au temps, Idée éclatée dans la dispersion mais dont certains fragments dessinent une figure. L’Idée lacérée revient sur des nappes de temps qui lui procurent une certaine insistance : révélation temporelle, trouvant dans l’accidentel une répétition, un retour dont l’instant montre comme une pureté en soi  -une espèce de "biographie de l'éternité" comme je l'avais rencontrée chez Borges.
De quoi peut-il bien s’agir sachant que nous sommes perdus, que nous sommes dispersés dans le déchaînement incohérent des événements? La vérité serait-elle désormais la révélation d’une contingence ou d’un hasard ? N’y a-t-il pas plutôt quelque chose de miraculeux dans la méditation du philosophe sachant que ses révélations témoignent d’une mystique de la chose, de la singularité hissée au rang d'une éternité, celle de l’Idée ? On dirait qu’avec  Hegel  l’Idée n’est plus garantie d’aucune transcendance. Elle n’est pas à chercher hors de la caverne de nos sens, elle n’a pas le caractère platonicien d’une essence séparée mais, au contraire,  tombe dans la matière de la sensation, dans la nuit ténébreuse du sensible, dans les poussières aléatoire du temps. Nous sommes dans l’aléa des figures de l’esprit que Hegel avait mises en perspective à partir de moments qui restent tout à fait accidentels. On dirait que faire de la philosophie reconduit à la contingence de la rencontre, mais dans une essentialité qui fera la vérité de l’aléa.
C’est du plus absurde et du plus instable qu’il convient de concevoir un absolu que Hegel perçoit déjà dans un morceau de sel où dans le soulèvement de l’esclave, dans la scission électrique ou dans la mort de Dieu, ici et maintenant. Tout dans le temps est dans une perte irrémédiable, un inachèvement que traverse La phénoménologie. Règne dans l’espace phénoménologique une répartition statistique et fuyante des fragments du hasard lacérant toute vie. Mais, dans ces lignes inachevées, dans ces relevés les plus contingents, brille une vérité qui sera redevable aux images devenues hyperréalistes, ultra-claires, imaginales lorsqu’on revient sur l’événement de manière rétrospective et littéraire. D’où l’importance chez moi de la notion d’image, dans l’accointance d’une occasion unique.  Il y a quelque chose d’occasionnel dans toute philosophie qui fait son style. C’est ce caractère occasionnel que Deleuze me donne à comprendre. Le style de la philosophie est-elle alors une mimèsis, une obsession référentielle qui consisterait à écrire comme Deleuze, à dialectiser avec Hegel, à ressasser dans le sillage de ce qui est déjà tracé par l’histoire de la métaphysique ?
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D’une certaine manière, j’appartiens à une génération qui a connu les maîtres que sont Foucault, Deleuze, Derrida, Lyotard…  Comment écrire après eux et sous le surplomb d’une époque qui a été aussi une critique de la métaphysique, avec l’exigence de se défaire des formes déjà donnée ou à déconstruire. C’est la difficulté des auteurs qui trouvent place dans un tel rapport entre Eric Alliez, Catherine Malabou ou moi-même dont il faut reconnaître pour le moins un rapport aux noms que j’évoquais. Il me semble pour ma part que je n'ai jamais été aussi proche de Deleuze que dans l'écart qui en trace les variations. Il s'agit d'une forme d'excursus qui est à Deleuze ce que Malebranche pourrait être à Descartes, avec une visée tout en modulation, une réinvention sur certains points occasionnels où sa pensée se relance et trouve une jetée inespérée. La cause occasionnelle est un concept absolument malebranchiste (quel nom arborescent!) qui arrache à la physique des cris, ceux d'un Dieu parti à la rencontre du vide, « moins que rien » comme le perçoit également Badiou dans son ouvrage très fort sur Malebranche.

Il s'agit là ni de causes efficientes, ni de causes finales, ni même matérielles ou formelles mais d'occurrences vides pour comprendre la moindre rencontre (ce que Deleuze aurait plutôt nommé le dehors). L'occasion est une rencontre, quelque chose comme un événement qui intègre, tant bien que mal, la contingence dans l'économie d'une étendue abstraite. Sauf que Malebranche l'aborde de façon encore négative... Imaginez que vous ne puissiez soulever le moindre fétu de paille rencontré sans le concours de la volonté de Dieu, l'espace intelligible de son ouverture, de son orientation, de ses points cardinaux divins. Imaginez encore le soulèvement d'un projectile par le vent, dans la tornade qui n'aurait pas de centre, pas de périphérie et vous commencerez doucement à comprendre le vacillement du moindre phénomène, le chaos des qualités sensibles abandonnées à elles-mêmes. Etre le Malebrance de Hegel et de Deleuze, si incompatibles, pourraient nous servir à nous déplacer sur un tel plan, au risque de recomposer d’ailleurs quelque chose comme une entreprise métaphysique, une nouvelle métaphysique dont on voit bien qu’il n’y aurait que peu d’intérêt à annoncer la mort.

La métaphysique dont l’objet n’est plus le Monde, le Moi ou encore Dieu, une métaphysique du Chaos  -passant par un malebranchisme générationnel,  une fidélité aux grands maîtres-  est une exigence qui s’impose devant la moindre chose.  Un vortex n’est pas un objet  absolu. Mais suivre la trajectoire du flux dans l'espace où il s’enroule met en évidence un vide qui suppose lui-même l'existence d'un trou dans la suite géométrique de l'étendue intelligible. Que l'objet traverse un vide supposé, cela requiert une trouée, un contour qui ne dépend pas de moi. Moi, mes intentions ne sont que des occasions, des causes occasionnelles qui rendent possibles ce jet, ce projet.  La chose, le fétu de paille portée par le vent ne sont encore que des occasions qui ont besoin d'une pente, d'une gravité, d'un espacement pour les accueillir et les repérer dans une articulation entièrement soumise par Malebranche à l'entendement de Dieu et, pour le moins, à une révélation qui, à cette époque très cartésienne, ne ressemble pas du tout à celle dont je parlais en évoquant la question de la littérature, de la poussière philosophique que je pratique depuis quelques temps.

Il n'y a, pour nous qui avons perdu le sens du monde,  que des occasions: mes désirs sont des occasions, les corps des occasions qui ne peuvent entrer en correspondance, en conjonction sans ce repérage opérant qui n'est ni de moi, ni d'elles. Causes occasionnelles moins efficientes que des accidents et qui témoignent de la détresse passionnelle d'une vie, du peu de puissance d'un monde sans Dieu. Mais voyons ce que cela donne positivement, affirmativement. Ôtez-lui Dieu et vous aurez un rond quelque part pour le cerner, le chaos désorienté des puissances les plus ténues, des potentiels les plus insipides, les plus tourmentés, les moins cardinaux qui soient. Alors se lèvent des mutismes et des bégaiements composant comme un labyrinthe de possibles, un« plurivers » de virtualités. Soulever le vase rencontré, en laisser quelque marque n'est jamais sûr d'aboutir, se mue en une cause occasionnelle qui a perdu son efficace et sa fin. C'est presque le monde virtuel et abstrait de Deleuze, sa machine la plus abstraite. C'est en tout cas en cette panne de l'intelligible que s'origine l'immonde du monde, sa dispersion, sa dissémination en versions composites qui nécessitent la traversée parfois épique d’un récit, la composition d’une expérience philosophique. Une vertu pour le moins, concept cardinal de mes écrits composites.

Jean-Clet Martin

2 commentaires:

  1. Magnifique, votre écrit. Dessin d'une traversée, en forme de pas - dans le vent.

    Vous dites : « C'est (...) en cette panne de l'intelligible que s'origine l'immonde du monde, sa dispersion, sa dissémination en versions composites qui nécessitent la traversée parfois épique d’un récit, la composition d’une expérience philosophique ». Le poète vous "répond" : « Le temps, incomplet, martèle le monde, comme une brindille au vent. Une ivresse égarée le complétera » (Abdelmajid Benjelloun)

    Et moi, je vous lis, vous écoute, tous deux - dans l'un : qui fait trace, qui fait sens, qui fait voix.

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