Une musique vient quand elle veut. Elle est royale. Comme les bons livres, elle a son destin (fata habent sua libelli). Davantage : il en va comme des pulsions qui ne possèdent pas de destin univoque, ainsi que le finalisent les instincts. C’est pourquoi la musique n’existe pas, il n’y a que des musiques. Toute philosophie devrait prendre acte d’une telle structure.
Ainsi, combien
de livres avons-nous saccagés en ne les abordant pas au bon moment, sur la
bonne pente et sous le bon angle, c’est-à-dire à leur heure, au moment exact, celui-là même où ils étaient
susceptibles de s’ouvrir et nous de nous ouvrir à eux ? Nous n’étions pas
prêts, malgré la leçon d’Hamlet (readiness
is all). Nous étions inattentifs comme il arrive souvent, malheureusement
aussi et surtout aux personnes (combiens d’amitiés et d’amours manqués,
ignorés, dans l’indifférence à la Passante ?). Nous sommes passés à côté.
Affaire de chance, ou bien d’autre chose ? Toutefois, tous les livres ne
nous sont pas adéquats (adressés). C’est une question d’affinités profondes.
Mais c’est au moins autant une question de reconnaissance, de reconnaissance
d’adresse. Alors, la faute nous en revient, nous ne savons pas reconnaître,
nous sommes incapables d’attention ; nous sommes originellement divertis. Sans
doute l’éthique la plus profonde prend-elle pied dans ce cadre.
Et c’est très
précisément parce que c’est là notre condition naturelle (le divertissement, la
déchéance originaire dans le « on ») que les livres et les musiques
opèrent, par chance, leur effraction. Comment concevoir, en effet, une
disponibilité de principe ou encore totale à eux ? Ou encore, comment
croire qu’un livre ou une musique possèdent une valeur en soi et peuvent à la
lettre s’acheter, de quelque manière que ce soit ? Ils ne se convoquent
point ; ce sont eux qui commandent. Mais, c’est comme une adresse à
penser, un dehors qui se saisit d’un dedans, qui s’estimait fièrement si bien
circonscrit, formé et abouti. À nous de répondre ou non.
Si c’est le cas,
l’irruption ou l’événementialité des livres et des musiques n’est-elle pas ce
qui désigne un point, certes fluctuant mais très réel, où la subjectivité
pressent son rassemblement, au moins une disponibilité à soi-même, à quelque
chose comme un Soi singulier ? Toujours est-il que le Soi n’est pas donné
et qu’il ne se donne pas davantage à soi. Il est en revanche requis, convoqué dans
un instant qui, de son côté, nous laisse l’initiative de saisir le
rassemblement et la disposition qu’il propose.
Là où l’efficace
(la grâce) d’un livre, malgré sa soudaineté dans l’amorce, est lente, disons
progressive bien que pressentie, celle d’une musique est rapide, violente,
saisissante. Sa soudaineté fait un avec sa reconnaissance immédiate. C’est là
la singularité du trait musical : sa puissance de pénétration, ainsi que
Platon l’avait déjà relevé, en particulier dans la République, qui, au plus près de l’âme, la pénètre aisément en
faisant fondre tous les obstacles. De même, Freud, dans Psychologie des foules et analyse du moi, bien qu’il fasse presque
silence au sujet de la musique, avait relevé que le non-linguistique, le
musical donc en sa racine, fait tomber toutes les résistances qui sont celles
de la réalité. C’est alors toute une phénoménologie, celle des lois et des
règles de la réalité, qui s’écroule et s’évanouit. Musique et foules se sentent
toutes puissantes… Voilà pour le fond.
Quant à la
manière, si la musique, en chacune de ses occurrences, est le mode le plus
rapide de la mise à disposition de la subjectivité, de son rassemblement en
somme, bien qu’aucun point de cette sorte ne puisse être substantiellement
thématisé, elle a néanmoins ses moments et ses lieux, ses occasions aussi, qui
ne se calculent pas. C’est ce qu’elle a en commun avec l’éveil des sens, qui a
lieu ou pas en telle circonstances et à tel moment, sans préjuger d’autres qui
pourraient produire l’effet contraire, et aussi avec le déclenchement de la
pensée. Ce trait « commun » n’est-il du reste qu’un partage distributif
ou bien d’identité plus profonde ? Certains philosophes ne pensent qu’au
contact de l’événement. Certains artistes ne composent que sous la même
condition. Et il est vrai qu’aucune pensée, encore moins une sensation ne
peuvent être soustraites à ce rapport conditionnel. C’est pourquoi, le temps,
l’heure de la journée, la météorologie, la lumière ou encore la température
décident de l’existence ou non d’une pensée. La pulsion créatrice inconsciente
se retrouve de fait comme un épiphénomène dans son avènement. De cause, elle
n’est plus qu’instrument ou voie, qui n’est pas toujours royale.
Si l’on revient
à la sensation par laquelle s’inaugure une pensée, imagine-t-on un instant -sauf
cas exceptionnel, d’étude par exemple, mais alors la musique est objectivée- écouter
les Maîtres chanteurs en pleine
nuit ? L’objection qui porterait sur le niveau sonore n’est guère
pertinente, car Tristan, qui est
sonore aussi, très sonore même, bien qu’autrement, peut sans contradiction
s’apprécier la nuit. Inversement, imagine-t-on écouter les Impromptus de Schubert au réveil ? Et l’autre objection, on
sent le sourire de Bachelard, selon laquelle il y aurait des musiques du jour
et de la nuit, du matin et du soir, ne tient pas. Car ce serait substantialiser
le contenu musical, ce qui est contradictoire.
Quel est alors
le lien ? Quelle serait la « raison » qui ferait de tel moment
et de tel lieu des conditions de prédilection, alors même qu’il n’existe pas en
soi de livre ou de musique de prédilection, mais seulement des assomptions
possibles dont les bifurcations et les chevauchements marqueront à jamais notre
caractéristique ? C’est qu’il faut une résonance plus secrète (ainsi,
parce qu’il faut bien s’avancer : qu’est-ce qui, un jour, m’a fait
emporter et lire Guerre et paix dans
l’avion pour New York ? Je n’ai jamais répondu à cette question. Qu’est-ce
qui m’a fait écouter les Nuits d’été
de Berlioz comme jamais, en Finlande, devant un lac gelé sous le soleil ?
Ça ne fut pas davantage élucidé, bien que, je puis l’assurer, l’existence en
fut changée). À chacun d’ajouter ses propres formules…
C’est donc une
occasion, la tension des pôles insoupçonnés, de désirs délaissés et
soudainement apparus qui rend une œuvre parlante.
Le Belle au Bois Dormant, perdue dans la forêt, ne s’éveille que si on la
trouve, la reconnaît et l’embrasse. Mais, parce que nous ne sommes pas là où
nous croyons être ou résider, et de même, parce que nous n’avons jamais notre
âge, que nous faisons défaut aux rendez-vous. Il faut croire que nous rodons et
tournons en rond, seuls et obscurs dans la nuit, auprès des œuvres sans les
remarquer et que d’un seul coup nous pouvons être éclairés et consumés par
elles, et participer à leur feu et à leur élévation. Ceci est également un
argument pour une éternité très spéciale des œuvres ainsi que pour ce qui est
susceptible de les discriminer en grandes et en mineures. Leur éternité leur
est congénitale parce qu’elles dorment et qu’elles possèdent cette aptitude à
un très long sommeil. Et, par conséquent, parce qu’elles
peuvent être réveillées. La « bonne heure » de l’écoute musicale est
dépendante de cette modalité de la présence, de ce qui n’était préalablement
qu’une absence.
Lorsque d’une
présence muette, de pure exposition, les œuvres se phénoménalisent en et pour
nous, et se figurent en nous figurant, alors leur langage se réveille et
s’adresse à nous. C’est en ce sens que nous approchons de ce que nommons « sujet ».
Et, bien sûr, une vérité s’inaugure par là, une vérité que nous serions
incapables de constituer par nous-mêmes, une vérité qui n’existe que si nous entendons
sonner l’heure et que nous voyons l’œuvre entrer dans le monde sur le cadran de
l’horloge.
André Hirt, Chronique du 16, Janvier 2014
Berlioz, Les Nuits d’été, Régine Crespin, Ernest
Ansermet, Decca.
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