dimanche 12 janvier 2014

"Identités" de Pierre Macherey




Le livre de Pierre Macherey est un vertige, à l’instar de la chevelure de Kim Novak dans Vertigo d’Alfred Hitchcock. Ce n’est pas un visage qui se tient sur la couverture du livre de Macherey, joliment publié par De l’incidence éditeur. C'est un dos... Il n'est pas question de l’épiphanie du visage dont Pierre Macherey chercherait à manifester la lumière comme s’il incarnait l’impératif catégorique de son respect, nous appelant à y regarder à deux fois, avec la même impossibilité à le réduire à soi. Il n’est pas seulement question dans le livre de Macherey de commenter Lévinas (dont on ne trouve pas mention) comme s’il suffisait de déconstruire l’intentionnalité et de rencontrer dans le visage un corrélat impossible qu'on ne saurait réduire à ma seule conscience.

La chevelure qui ouvre le livre de Macherey appartient à une femme qui nous tourne le dos et dont la coiffe réalise un anneau de Moebius, une spirale sans fond, sans avant ni arrière, sans face ni en face. Sans doute que le visage tel que vu par Lévinas est un infini qui échappe au pouvoir de la conscience, à l’évidence cartésienne du Cogito qui ramène tout à soi. Le visage est en effet un infini, non pas celui du Dieu de la troisième méditation, mais celui de l’autre, de l’Autre inassimilable dont le visage lévinassien invite à décliner l’appropriation intenable. L’identité à laquelle nous introduit Macherey est une identité plurielle qui n’est pas le « face à face » des visages, ni le « côte à côte » d’une communauté. Il s’agit d’une identité nomade, qui semble se tourner vers le dos d’une chevelure, vers le dos d’un portrait comme celui de Giacometti traversé par des lignes de fond. Et ce portrait n’est pas un visage qui imposerait le respect comme un principe pratique pur, mais un ensemble de traits qui se croisent, se mêlent réalisant un nœud parti du dehors. Il s’agira davantage d’une figure, celle que Funès extrait de la crinière infinie du cheval dans une fiction de Borges. Je me vois comme une figure émergente dans la pelote d'un chignon.

L’identité que le livre de Macherey nous propose n’est donc ni celle du sujet cartésien en tant qu’évidence, ni celle du visage comme principe éthique mais celle du portrait, en ce que le portrait porte sa face jusqu’au dos de sa présence, carcasse de viande ouvrant la virtualité de lignes dont la tresse donne lieu à une figure presque improbable. Tissée entre Rembrandt, Giacometti, mais encore selon la photographie de Cindy Sherman, l’identité devient un fantôme ou au mieux un revenant. Tourbillon qui  n’est pas vide, qui n’est pas rien, mais qui se met à prendre figure, figure de portrait, comme dans la masse labile et obscure de la matière que Rembrandt mélange et où s’accomplit l’image d’une identité remarquable, identité prélevée sur les miasmes d’une carcasse bovine.

Si l’évidence cartésienne n’est plus de mise au titre d’une identité difficile à mettre en doute, si dans l’effondrement du monde nous ne pouvons plus nous appuyer sur la certitude première de ce que « je suis, j’existe », nous ne pourrons davantage miser sur la phénoménologie du Visage suppléant au véritable Autre que fut Dieu dans la troisième méditation, supplémentant l’infinité cartésienne par la présence inaliénable qui me dépose de mes prétentions de « maître et possesseur ».  Il y a une autre manière de sortir de la "forclusion" de l’identité cartésienne, une nouvelle forme d’identité, comme un masque dont Macherey propose l’expérience déroutante, l’expérimentation embarrassante dans ce livre nommé Identités qui se décline au pluriel, pluriel du profil, de la variation des profils qui délitent tout visage. Et c’est donc bien en Descartes qu’il convient de dénouer le fil de l’identité absolue. C’est dans sa lecture patiente que naissent, sous le tourbillon de la chevelure, des figures, l’avancée d’un masque.

Les trois essais de Macherey sont en effet traversés d'un motif commun : un cheveu qui les joint, un point commun pris sur des séries divergentes, comme erre l’énigme, par exemple l’énigme de Rosebud, dans Citizen Kane, sur des tranches de vie différentes, rapportées par d’autres mais dont nous manque  le faisant foi, le témoignage n’étant conséquent que sur ce seul point énigmatique, recoupé et rapporté dans les mêmes circonstances par des témoins dissemblables qui, par ailleurs, délirent affectés de vieillesse, maladie, alcoolisme… Un point pourtant porte l’ensemble, un point qui vaut comme une « expérience éprouvante », celle d'un recoupement. On en dira de même pour les trois textes de Macherey qui se superposent en partant d’une matériau fort différent pour laisser poindre pourtant un même embarras, un même motif, celui de Descartes en Méditation 2, devant sa fenêtre, en train de se demander ce que sont les silhouettes qu’il observe dans la rue : ni visages, ni connaissances, ni personnes morales…  Rien que des chapeaux et des manteaux, des ressorts intangibles et dont ne point aucune identité sortie d'un tel bric à brac.

L’intérêt de l’analyse de Macherey sera de creuser un peu ce site emblématique de l’anthologie cartésienne. Et de nous rappeler la formule qui précède généralement la citation retenue. Voici ce que dit d’abord Descartes : « Je reste pris dans le piège des mots et je suis presque trompé par le langage courant ». Il s’agit du langage qui me donne les noms, qui échange les saluts creux, déclinant l’identité nominale des uns et des autres.  Alors je crois voir des hommes mêmes, Charles, Alain, Pierre. Mais la place de cette identité nominale, ne vaut guère plus qu’un pseudo sur un tchat de rencontres. De ce que ce mot recouvre, il faut bien reconnaître que nous ne connaissons rien si ce n’est comme le personnage Funès, un crin, une fibre, une tresse qui fera figure, qui risquera un portrait dans la composition infinie des grains moléculaires.  A savoir l’expérience virtuelle d’une approche, d’un fondu, d’une déclinaison indéfinie au terme de laquelle je me risque à me reconnaître en acceptant ma dissipation, ma disparition inévitable. Mais pour le moins, entre Rembrandt et Giacometti, il nous faudra bien reconnaître la persistance du fantôme, l’insistance du port, du portrait qui se porte en revenant tant bien que mal sur soi (ce qui rappellera bien la structure revenante d’un chignon). Et ce qui vaut de l’autre dans la seconde méditation, cela vaut autant pour moi-même justifiant par là l’étrange proposition cartésienne par laquelle nous apprenons que celui-ci s’avance toujours masqué. Reste à reconnaître que le choix du masque n’est sans doute pas vain.

JCM

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