« Malebranche est un acrobate du concept » Alain Badiou (p. 125)
« Cet enfant ressemblait fort au tableau sur lequel sa mère l’avait
formé par la force de son imagination » Malebranche (cité p. 19)
Nous est proposée une incursion inattendue dans la pensée de Malebranche, personnage qu’on aurait du mal à compter parmi les hôtes naturels de Badiou dont on supposera pour le moins qu’il reste suffisamment étranger aux pères de l’église comme aux curés de campagne (ne serait-ce que par les quelques remarques provocatrices relatives à Lénine, Mao, Staline...). Il s’agit nous confesse Badiou –mais quel est le sens d’une confession portant sur un confesseur ?- il s’agit donc dit-il « de toute ma carrière du seul séminaire qui, du point de vue de la construction de mon système, ne m’ait servi à rien » (p. 10). A rien, vraiment ? Et que faut-il entendre par construction ? Cette déclaration n’est-elle pas au contraire à prendre très au sérieux –un peu comme une dénégation qui fournirait à Badiou l’élan d’une stratégie, d’une association politique, d’une organisation qui serait celle que Badiou lui-même, à la fin du Siècle, utilise en tant que modèle ou repoussoir ?
D’une certaine manière, ce livre est une forme de roman policier. Plaisant,
élégant, instruit avec malice. J’en veux pour preuve toute la Deuxième Journée qui s’organise autour
d’un dîner entre Malebranche et Arnauld chez un marquis quelconque et bien
d’autres témoins poudrés, histoire de calmer le jeu tendu au sujet de « la
nature » et de « la grâce » (on parlerait en langage plus
contemporain de la querelle entre « expliquer » et « comprendre »,
«démontrer » et « interpréter », « structuralisme » et
« herméneutique »). Mais ce n’est pas tout ! Outre ce dîner mondain, fort tendu, on y apprend comment Arnauld furieux détourne le manuscrit
de Malebranche envoyé chez un imprimeur en Hollande auquel il rend visite, auquel
il emprunte le manuscrit, s’en offusque et monte toute une cabale dont le fil diplomatique est définitivement rompu. Querelle au sujet de deux concepts qui
caractérisent la pensée de Malebranche, celui de la Vision en Dieu et de l’occasionnalisme
qui sont comme les mobiles de l’affaire. J’ai déjà dit dans le texte précédant
ce qu’il en est de l’occasionnalisme. J’en resterai donc à ce qui fait
l’essentiel du propos de Badiou, celui d’un portrait de Malebranche (Badiou
parlerait plus volontiers d’une figure
théologique) replacé habilement dans le siècle dont il s’extrait, siècle auquel
il cherche à échapper par toute la puissance de la pensée, s’exceptant de la
lourdeur de la situation qui le
plombe, entre Jésuites, Jansénistes, mais également Leibniz, Arnauld, Spinoza,
Bossuet, Fénelon dont les relations prennent la forme d’une véritable intrigue
à l’ombre du Roi Soleil, excellemment remise en scène par le théâtre de Badiou.
Il est remarquable que, tout comme dans la philosophie de Badiou, on ait
ici mises en tension, quatre procédures génériques dont évidemment les noms ne
sont plus les mêmes aujourd’hui et qui se déclinaient alors entre 1/Le père, 2/ La
création, 3/ Le fils, 4/ L’église -le tout composant le cadre d’une rationalité
intégrale dont me semble-t-il les seuls événements seraient l’occasion et la vision en Dieu. Entre ces quatres processions se décline un
véritable duel de mousquetaires dont le front trace la figure de Malebranche
sous les querelles de son temps. Et ce qui est intéressant en un duel de ce
genre, c’est de montrer chaque fois comment Malebranche s’en tire devant le
public et la cour du XVIIe siècle, tout en découvrant ce qui finalement le
perd, ce qui le coule, noyé dans l’oubli dès le XVIIIe par des lumières
nouvelles. Un philosophe peut-il alors sortir de son Siècle, sortir du temps
écrasé en lequel il a beau briller comme une Star sur la scène de l’actualité mais dont nous voyons
bien qu’il se laisse happer et mettre en pièces pour les mêmes raisons qui
l’avaient fait connaître ?
Il faut se rappeler qu’au moment de ce séminaire, Badiou est certes déjà
connu dans les milieux de la confrontation, celui des colloques et des
conférences, mais qu’il n’est pas encore introduit dans l’espace public de ce
qu’il appelle ici la « masse » (p.32) à laquelle il s’adresse
aujourd’hui par les sujets d'actualités qu’il traite et auxquels Malebranche également avait
consenti en parlant notamment des mères en oraison perturbant, sous leur ferveur, l’accouchement et la procréation naturelle. Un philosophe donc qui se mêle aux
débats publics. Mais ce constat de Badiou relativement à Malebranche, effigie
de son siècle, est établi à un moment délicat dans l’itinéraire de Badiou, moment
où, reconnaît-il, personne n’avait accueilli sa Théorie du Sujet -seul Deleuze ayant eu l’amabilité de lui
répondre. Deleuze, alors philosophe grand public, Malebranche de son
temps ? Fallait-il du coup se mettre en danger et comment affronter la
« disgrâce » du milieu ? Evidemment, Badiou n’est plus
aujourd’hui dans la même situation… Mais on sentira courir dans ce séminaire
une réflexion minutieuse sur les conditions de la philosophie : qu’est-ce
qui conduit le philosophe à la notoriété ? Quelle stratégie pour se
mesurer à son époque complexe et tortueuse ? Comment expliquer la gloire
immédiate de Malebranche dont le nombre des éditions se multiplie durant son
vivant ? Et comment comprendre l’échec d’une œuvre qui ne connaît plus
aucune réédition après sa mort, elle qui soudainement « disparait, tombe à
la trappe » (p. 34) ? Et pour nous-mêmes, ceux qui sommes dans le
combat philosophique, comment entrer sur le ring sans perdre le nerf de notre éternité ?
La réponse de Badiou est franchement instructive et saisissante. Il s’agit
chez Malebranche malgré sa très forte mathématisation du Christianisme
d’ « une espèce de foisonnement disséminé de la matière traitée (…), à
la lecture il est finalement assez
difficile de savoir où se situe le véritable centre de gravité » (p. 35).
« Malebranche est un des rares philosophes qui soit authentiquement un
philosophe des multiplicités singulières » proliférantes et disséminantes.
« Il s’affronte à quelque chose de rarissime dans la philosophie
classique, à savoir la prolifération en tant que telle » (p. 40). Et c’est
sans doute la raison de son insuccès à venir. Quelque chose d’audacieux qui se
mesure à l’anarchie du monde. Mais portée par cette anarchie, au lieu de la
couronner en un système classique, la plume se montre définitivement perdue au
sein d’un édifice trop baroque. Il y a chez Malebranche une belle et audacieuse
loi de l’équilibre mais qui n’intervient que dans le déséquilibre le plus
strict, une espèce de rattrapage au moment dramatique de choir. Où j’ai
personnellement d’ailleurs le sentiment de me retrouver (on se place forcément dans une hypothèse et Malebranche ne m'est pas indifférent non plus), une impasse apparente à laquelle au
contraire Badiou aura cherché à échapper par son classicisme fortement nuancé,
prenant acte à cette époque du danger de la prolifération (celle de Derrida en
l’occurrence).
On comprendra donc que Malebranche n’est pas si éloigné qu’on veut bien le
croire de la construction du système de Badiou auquel il sert peut-être
admirativement de contre-exemple. Et de cette singulière organisation que
Malebranche tente au nom de l’Eglise universelle, de cette conception si
particulière de la grâce comme ordonnée à la loi du mathème, il n’est pas
impossible qu’elle revienne dans des formules de Badiou lorsqu’il parle de la
« grâce de l’événement ». Notamment dans Conditions... Quoi qu'il en soit, une fois saisies la figure de Malebranche et la modalité
de la reconnaissance philosophique comme de sa recevabilité publique, tout le
reste du séminaire de Badiou concernera l’articulation
de la grâce au régime des mathématiques dans une obstination qu’on retrouve me
semble-t-il dans L’être et l’événement.
Entre la nature et la grâce ne se montre aucune dichotomie ni dialectique. On
est dans une figure comparable à la théorie universelle des ensembles sachant
le caractère surnuméraire de ce que Badiou nomme événement, issu du nombre
lui-même comme une de ses portes ou ligne d’erre. Je n’insisterai pas sur le
montage de cette séquence dans la philosophie de Malebranche dont Badiou tient
magistralement les ficelles tout en montrant qu’elle s'oriente au regard du seul mathème -la
grâce en réalisant une excroissance et une fondation en retour. Pour ma part et
à la lecture de ce livre, je me demanderai si au fond Malebranche n’a pas
gagné l'éternité, si la prolifération qu’il adopte n’a pas été opérante au-delà du XVIIIe
siècle faisant retour dans des formes de pensées contemporaines, baroques et
disséminées. On connaît le renouveau de Spinoza ou de Leibniz sous la lecture
de Deleuze. Nul doute que le livre de Badiou, au-delà de Guéroult, ne redonne à
Malebranche un intérêt qu’il avait perdu, comme pour lui reconnaître un
classicisme avorté, l’équilibre rassemblant tous les déséquilibres locaux du
système. Et même en prenant tout le début du livre de Badiou insistant sur les délires de Malebranche, sur les avatars de sa philosophie, sur ces naissances où
les enfants ressemblent à ce qui a été contemplé par la mère dans une imitation
occasionnelle qui devient
physiologique... N’est-ce pas que par là prend chair et corps la figure du retour ? Une mimésis qui est peut-être celle de la philosophie en cours dans un tel séminaire ? Badiou ne
serait-il pas un enfant terrible de Malebranche, un enfant qui le ressuscite et lui
redonne vie dans un revenir capable de donner enfin à la
grâce la vertu d’un événement ? Sans doute Badiou ne serait-il pas
d’accord avec une telle identification (le concept surgit p. 122), mais certaines de ses formules en laissent
penser cependant la filiation résistante.
Cette réécriture de Malebranche trouve en tout cas sa force extrême dans
les concepts les plus inattendus du philosophe, notamment par la dramaturgie de
la Création qui donne à un esprit philosophique de talent la finesse de
s’exercer au mieux. Si Malebranche n’est pas Spinoza ou Pascal, ni Leibniz ou
Fénelon, c’est par sa capacité acrobatique de jouer d’un concept qui le
singularise avec grande beauté. Et c’est la notion de Création qui donne à Alain Badiou toute l’ampleur de ses propres
capacités d’inventer, ramenant l’ensemble du dispositif de Malebranche vers
l’immanence de toute vérité. Un concept philosophique, en son acrobatie, taille
un chemin qui ne doit rien à ceux qu’il croise et dont il ressort selon une
formation tout à fait singulière. Chez Malebranche, cette ligne passe entre le
comique du créationnisme et le fiat tragique du créateur dont on ne trouve nul
équivalent dans l’histoire de la philosophie. Voici cette ligne de transit
propre à Malebranche : une partition incroyable qui se joue dans l’abîme
ouvert entre le fini et l’infini, nous entraînant dans les vertiges de la
providence. Et ce qu’il faut comprendre est que nous ne sommes pas, chez
Malebranche, dans une création opportuniste, celle de l’Abbé Pluche qui s’extasie
de l’aile du papillon ou de la beauté d’une tulipe pour s’étonner de son
créateur. Non, le monde va mal. Les papillons n’y changeraient rien. Et que
Dieu tire le monde du néant, qu’il soit créateur ex-nihilo ne lui donne aucune force particulière. Nous ne sommes pas
au cirque ni aux tours des prestidigitateurs Au contraire, la création est
insipide, elle n'est presque rien, ne rime à rien si on lui soustrait le Christ
qui vient la sauver à ce titre. Il n’y a pas à s’extasier devant la tulipe, ni
de ce qu’il y ait quelque chose plutôt que rien, sachant que l’Etre est
justement la chose la plus pauvre, pour ainsi dire la plus nulle. On pourrait
du coup se dire que Pascal n’est pas loin, une fois abandonné le comique des
extases de Pluche. Que nenni ! Le tragique de Pascal n’est pas davantage
reconnu une fois passé au bulldozer la nullité de l’Etre créé: « infraêtre »
en lequel ne réside nulle gloire. Il s’agit au contraire de rentrer vraiment
dans l’ordre de la création au plus faible, dans la simplicité dégarnie des
moyens pour « savoir quelle est l’essence intellectuelle des temps
nouveaux » (p. 91), détourné de Pascal autant que de Leibniz, non sans
quelque relent Spinoziste contre lequel se défendre également…
Quelle histoire ! Le monde est à minima, relève d’un minimalisme qui
n’est sans doute pas absurde au sens de Pascal : il n’est presque rien, au
voisinage du zéro, au bord du vide, comme le Christ en témoigne par l’atrocité
de son supplice, expirant hors des tulipes et des papillons (p. 113). Ce qui
fait l’enjeu de la Création, ce n’est pas le résultat, ce n’est pas l’œuvre,
mais c’est le bord du vide où s’indique précisément la gloire de Dieu. Sa
gloire est que la vérité n’est pas de ce monde, qu’elle s’inclut, s’inocule en
lui à partir d’un geste qui l’excède. On est dans la procession, procession des
vérités qui sont immanentes, immanentes non à une œuvre, au quasi-néant du
monde, mais au geste d’où il procède, au calcul minimal qui le sauve et le
maximalise de grâce. Tout procède donc de l’infini, et le fini n’est fini que
par sa nullité, n’a à être sauvé qu’à ce titre par un Christ que tout avait
attendu en cette équation, immanent à l’équation, selon une place ordonnée
avant la création. « C’est comme si on avait affaire au Dieu d’une
tragédie de Corneille, qui agit pour sa gloire, et en particulier qui fait
ainsi « presque rien » pour sa gloire. Il est clair que, pour que ce
soit vraiment la gloire, il faut que Dieu se mette dans ce presque rien, sinon
ce n’est pas glorieux » (p. 96). Et dans une telle configuration où pour l’esprit
humain on ne peut voir quelque chose qu’en Dieu, le monde s’effilochant en
occasions, « l’homme est toujours dans l’état d’un voyageur. L’homme est le
Don Juan, non des femmes, mais des métaphores finies de Dieu » (p.228).
Ainsi soit-il.
J. Cl. Martin
A lire : Alain Badiou, Le Séminaire, Malebranche, Figure Théologique, Fayard, 250 p.
Et qui est le photographe de ce bienveillant portrait ?
RépondreSupprimer