vendredi 30 août 2013

Malebranche et Deleuze



Je n'ai jamais été aussi proche de Deleuze que dans l'écart qui en trace les variations. Il s'agit d'une forme d'excursus qui est à Deleuze ce que Malebranche pourrait être à Descartes, avec une visée tout en modulation, une réinvention sur certains points occasionnels où sa pensée se relance et trouve une jetée inespérée. La cause occasionnelle est un concept absolument malebranchiste (quel nom arborescent!) qui arrache à la physique des cris, ceux d'un Dieu parti à la rencontre du vide.

Il ne s'agit ni de causes efficientes, ni de causes finales, ni même matérielles ou formelles mais d'occurrences vides pour comprendre la moindre rencontre. L'occasion est une rencontre, quelque chose comme un événement qui intègre la contingence dans l'économie d'une étendue intelligible. Sauf que Malebranche l'aborde de façon encore négative... Imaginez que vous ne puissiez soulever le moindre fétu de paille rencontré sans le concours de la volonté de Dieu, l'espace intelligible de son ouverture, de son orientation, de ses points cardinaux divins. Imaginez encore le soulèvement d'un projectile par le vent, dans la tornade qui n'aurait pas de centre, pas de périphérie et vous commencerez doucement à comprendre le vacillement du moindre phénomène, le chaos des qualités sensibles abandonnées à elles-mêmes. Il faut donc retailler un ordre. Cela ressemble au col de Malebranche dont les deux bords sont écartés, mais nouées soigneusement par des boutons qui trouvent leur trous comme spécialement dimensionnés pour eux... Autrement comment les fermer?

Jeter une pièce de monnaie en lui ôtant l'espace où elle tombe serait comme la livrer au vide qui suppose lui-même l'existence d'une fente, d'un trou dans le suite géométrique de l'étendue intelligible. Que l'objet traverse un vide supposé, cela requiert une trouée, un contour qui ne dépendent pas de moi. Moi, mes intentions ne sont que des occasions, des causes occasionnelles qui rendent possible ce jet, ce projet. La pièce de monnaie, la chose, le fétu de paille ne sont encore que des occasions qui ont besoin d'une pente, d'une gravité, d'un espacement pour les accueillir et les repérer dans une articulation entièrement soumise par Malebranche à l'entendement de Dieu.

Il n'y a donc là que des occasions: mes désirs sont des occasions, les corps des occasions qui ne peuvent entrer en correspondance, en conjonction sans ce repérage opérant qui n'est ni de moi, ni d'elles. Causes occasionnelles moins efficientes que des accidents et qui témoignent de la détresse d'une vie, du peu de puissance d'un monde s'il était abandonné par Dieu. Mais voyons ce que cela donne positivement, affirmativement. Ôtez lui Dieu et vous aurez des rencontres dans le dehors, dans le chaos désorienté des puissances les plus ténues, des potentiels les plus insipides, les plus tourmentés, les moins cardinaux qui soient. Alors se lèvent des mutismes et des bégaiements composant comme un corps sans organes. Soulever le vase rencontré n'est jamais sûr d'aboutir, se mue en une cause occasionnelle qui a perdu son efficace et sa fin. C'est presque le monde virtuel et abstrait de Deleuze, sa machine la plus brutale. C'est en tout cas en cette panne de l'intelligible que s'origine l'immonde du monde.

Alors, dans ce monde délité je me sens au plus proche de Deleuze, avant toute préférence et tout préférable. Même quand je développe des passions hégéliennes qui ne sont pas de Deleuze mais qui lui ressemblent, même quand je vais au plus dissemblable avec des ressemblances, trouvant ailleurs des matières à consumer sur le grand bûcher occasionnel du monde. Et quand je donne un livre sur Borges ou sur Derrida, c'est encore selon des nourritures Deleuziennes aussi éloignées que ne le serait le billard vert sur lequel Malebranche pouvait lancer des sphères rouges, loin du territoire de Descartes. Je ne connais que cette fidélité. Une fidélité à un auteur est une réinvention de ce qu'il dit et une occasion pour ce qu'il n'a pas tenté. La répétition d'une différence.

J. Cl. Martin

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