Imaginez
un paysage aux couleurs rappelant « une
grande fleur mourante », de celle qu’évoque Proust, imaginez un cireur
de chaussures aux pieds de la cathédrale de Split dont la cadence donne progressivement
naissance à une valse comme l’eau qui se transforme en nuage, imaginez ensuite
que vous vous trouvez dans la maison de Nietzsche à Sils Maria, et parcourez
pour finir le spectacle des animaux au bord du lac ou de la forêt ainsi que le
spectre de toutes les fleurs qui s’offrent à vous, comme autant d’adresses, en
cette saison, tout en écoutant le quatuor « L’Alouette » de Haydn.
Alors vous pourrez continuer à lire ce livre très bref, à peine cinquante sept
pages, de Gerhard Meier, intitulé Habitante
des jardins, dans lequel il ne se passe rien, mais où tout passe, meurt et
renaît comme ces innombrables fleurs que l’on contemple et respire en lisant.
Et je me récite aussitôt la fin du poème Elévation
de Baudelaire qui n’est pourtant pas mentionné dans le livre mais qui rassemble
ce qui s’y trouve et qui, j’en fais le pari, en est autant le souvenir que la
ressource :
« Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre
essor,
– Qui plane sur la vie, et comprend sans
effort
Le langage des fleurs et des choses
muettes ! »
(Comme
très souvent, un (très) grand écrivain est ignoré en France. Gerhard Meier est
suisse, il n’a vraiment commencé à écrire que dans la cinquantaine, il est mort
il y a seulement quelques années. Seul Peter Handke l’a reconnu d’emblée à sa
juste valeur. On peut lire son œuvre aux éditions Zoê, celles qui nous
permettent de lire en français Robert Walser. Grâce leur soit rendue !)
L’Habitante des jardins est encore une
autre fleur parmi les fleurs. Elle s’appelle Dorli. Dorli est le nom de l’épouse
de Gerhard Meier. Elle s’occupait du jardin, elle aimait les fleurs, elle était
active à la paroisse du village et tenait le kiosque à journaux. Ainsi
passaient les années, avec bonheur, il faut le supposer, jusqu’au dernier jour.
Et puis : « le lendemain matin
– c’était le 17 janvier 1997 – j’appelai Dorli par son nom, et – tout resta
silencieux ». Si on s’immerge dans cette phrase, si plutôt on est
appelé par elle et comme englouti, ce que doit effectuer toute bonne lecture, on
demeurera en suspens sur le cours interrompu du temps, sur sa conséquence figée
que marque la conjonction et qu’étire le tiret dans le silence. C’est depuis ce
silence et le long de ce tiret qu’écrit Gerhard Meier. Pourtant, loin de
produire quelque effondrement, cette suspension s’élève en un tourbillon dans
lequel les années, les saisons, les impressions et les sensations, en somme les
fleurs, depuis le point de mort et de naissance qu’est la neige, dansent l’Eternel Retour. Par conséquent, le
geste du cireur de chaussures devant la cathédrale de Split, Nietzsche à Sils Maria
et les Valses et les Mazurkas de Chopin, les Mazurkas dont Gerhard Meier relève
qu’ « elles sont quelque chose comme des petits étés de la
Saint-Martin réalisés » et bien d’autres choses encore – la grande
comète de 1997, celle de Hale-Bopp, le souvenir du Prince André et Natacha dans Guerre et Paix, le début du Stechlin
de Fontane (« Quelquefois, lorsque
j’aspire à me rapprocher d’une prose musicale, je relis le premier et le
deuxième paragraphe du roman de Fontane Der Stechlin. Et d’habitude, le timbre d’un violoncelle se fait entendre… »)…
Car
il y a la musique, la musique et les fleurs, le monde et le nom de Dorli. Dans
la musique, Dorli est là. La musique est Dorli. Depuis la magnifique
interlocution : « Dorli, le
temps est-il vraiment cette beauté sans âge qui aime la lumière du Nord, la
grande lyre, la danse ? Est-ce qu’il porte vraiment des robes couleur
d’aurore, de vent du soir, de poussière d’étoile ? » jusqu’à ce
moment : « Le soir, je suis
allé au cimetière et là, j’ai écouté l’orme au pied duquel est enterré le corps
de Dorli » et, entre le deux « il arrive que nous dansions sur des valses de Chopin, toi et moi, les
dimanches après-midi, dans le salon d’en bas ; nous effleurons les rideaux
de Maman qui touchaient terre, qui étaient blancs et aériens, avec des
entrelacs de vrilles et de marguerites. »
Certes,
les Valses de Chopin, qui proviennent de la mort plus qu’elles ne s’y dirigent,
font songer à la tristesse mécanique qu’on entend lorsqu’on danse avec la
poupée Olympia, mais elles se métamorphosent ici en bonheur par leur manière de
délier la mécanique et de faire fondre le temps. Dinu Lipatti avait fait
entendre à Besançon ces Valses, sauf la dernière, épuisé qu’il était par la
maladie, il s’était arrêté à la XIII° sur le tiret qui la sépare de la XIV°. Le
bonheur, sans doute, mais humide comme une larme.
Et
l’on se surprend à comprendre que la musique n’est d’aucun temps, qu’elle ne
connaît que des occasions de sa manifestation, que pour nous, pris un instant
dans la musique, lorsque nous savons écouter, tout a déjà eu lieu, non
seulement ce qui a été mais ce qui sera. Le monde venu de rien s’adresse à nous
comme les fleurs qui éclosent et tombent, et qui se penchent vers nous comme
des lèvres amoureuses. Davantage : nous expérimentons que nous sommes sans
lieu défini, que nous venons, partons et revenons, que nous ne cessons de
passer et que chaque disparu fait signe dans les nuages et les secousses des
vents. Et encore que la musique et la littérature qui la recueille proviennent
non pas d’un autre monde mais de la seule présence de celui-ci dont la qualité
est d’être habité. « Ici aussi il y a des dieux »,
disait Héraclite. Ici aussi, et il y a bien d’autres choses encore. Et puis
Dorli. En outre, il y a ceci, qui pourrait aussi être de Héraclite, mais qui
nous vient de Gerhard Meier : « Et
nombreux sont ceux qui s’étonnent que tant de mélancolie – apporte tant de
beauté ». L’art de la mélancolie qu’est la musique surgit ici à
nouveau d’un suspens et d’un tiret, d’une conséquence qui ne se déduit pas mais
qui se manifeste au bord de la révélation. La musique est cette délivrance,
cette ouverture ou cette fermeture qui s’ouvre. C’est comme l’hiver qui finira
par laisser échapper de la volière endormie du monde la première alouette qui,
elle aussi, finira par mourir, mais pour renaître une nouvelle fois. La musique
est comme la nature, elle « aime à
se cacher » (phusis krupesthai
philei). La musique est comme cette mélancolie des fleurs et des paupières
sur lesquelles l’éphémarité ou le nevermore
laissent ouverte la chance d’un retour. D’où la joie et les larmes.
En
levant les yeux vers le ciel et les nuages, nous pouvons voir passer Gerhard et
Dorli, en train de danser : « Dorli,
quand nous serons de nouveau ensemble et que les merisiers seront en fleur, et
si cela ne dérange pas Natacha, le prince André et Lara, nous glisserons dans
ta barque d’ombre, toi et moi, de Walden à l’alpage de Walden, en direction de
la Lehnfluh, escortés de piérides, de belles-dames, de paons-de-nuit et d’un
amiral. »
André Hirt
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