Si je devais assigner un point de départ à mon travail sur Bergson, il se situerait sans doute dans le constat de la richesse et de la puissance d’interpellation du premier chapitre de Matière et mémoire, dans son caractère radicalement novateur et original. Ce chapitre a du reste pleinement manifesté sa fécondité à travers un certain nombre de travaux désormais classiques en philosophie française, notamment dans les pages magistrales que lui ont consacré des auteurs comme Merleau-Ponty, Deleuze, mais aussi, sur un versant plus critique, Sartre ou Ruyer. Peut-être, du reste, la fécondité de ce chapitre tient-elle aussi, et je dirais même avant tout, à sa difficulté propre, à ses ambiguïtés récurrentes, lesquelles m’ont longtemps arrêté, maintenu sur son seuil. Je songe ici singulièrement au problème suscité par le statut énigmatique de ces images invoquées par Bergson, que le courant phénoménologique n’a pas manqué, à juste titre, d’interroger, mais également au problème posé par leur disparition au moins apparente dans le cours de l’œuvre, et enfin à celui, connexe, de l’articulation entre les deux chapitres extrêmes de l’ouvrage, le premier et le quatrième. Car, dans le quatrième et dernier chapitre, la matière semble faire l’objet d’une radicale refonte notionnelle, où tous les acquis du premier chapitre paraissent de prime abord battus en brèche. C’est à tenter de résoudre ou du moins de dresser le plus précisément possible l’état des lieux de ces difficultés multiples que je me suis alors décidé, ce qui m’a permis de faire apparaître le caractère non moins problématique du statut de la matière chez Bergson, statut qui ne cesse d’ailleurs d’évoluer et de s’enrichir au fil de ses trois premiers grands livres. Mais pour ce faire, j’ai tenu à mon tour à interroger le rapport que la matière entretenait avec l’image et ce qui en résultait quant à son évolution conceptuelle.
Ainsi, alors que la matière semble en quelque sorte jouer le rôle de catégorie repoussoir dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, étant ravalée au rang d’impureté spatiale compromettant notre accession à ce qui constitue la trame de notre vie profonde, cette durée toute pure que l’auteur découvre et nous découvre progressivement, Matière et mémoire lui octroie d’emblée un rôle autrement décisif en en faisant le terme et le fondement de toute notre vie perceptive et pratique en général. C’est pourquoi il introduit justement la notion d’image, et s’ouvre sur une thèse d’extériorité radicale, où la matière paraît reprendre les droits que lui avait confisqué le premier ouvrage. Mais les choses ne sont pas si simples. Car le premier livre, sinon dans sa thèse centrale, du moins dans ses marges, n’en ménageait pas moins un statut autre de la matière, qui ne l’assimilerait pas purement et simplement à l’étendue géométrique exclusive de toute durée. Ainsi de la critique de l’idée d’une impénétrabilité apriorique de la matière, laquelle faisait émerger l’idée d’une matière irréductible à l’espace géométrique euclidien, ainsi aussi de la mise au jour de la spatialité incarnée et inscriptible dans l’ordre de la durée d’un corps qu’il fallait dès lors bien se résoudre à qualifier de propre (premier chapitre de l'Essai). Deux régimes de discours nous apparurent ainsi s’entrelacer secrètement dans l’Essai, entrelacement révélant bien plus, selon nous, les perplexités et hésitations de l’auteur eu égard au problème de la matière, que sa pleine maîtrise de la question subordonnée à l’exigence d'une mise au jour de notre durée interne attestant notre liberté.
Or, il nous a semblé progressivement que
cette oscillation tenait d’abord et avant tout à une insuffisante exploration
du statut de l’image dans ce premier livre. Si l’image intervenait bien dans
celui-ci, c’était simplement au titre de plan étal de spatialisation
nécessairement requis dans le processus de numération. Par là, elle continuait
de s’opposer rigoureusement à la durée, et maintenait les dualismes initiaux de
Bergson dans toute leur radicalité. Tout se renversait au contraire à partir de
Matière et mémoire. Non pas tant toutefois dès le premier chapitre, où
l’image continuait de renvoyer à une simple portion d’espace, celle-ci fût-elle
découpée de façon immanente par le corps agissant du sein même de l’extériorité
matérielle, mais plutôt dans la tension même entre ce chapitre et la définition
inédite proposée de l’image dans le second Avant-propos de l'ouvrage, publié
plus tardivement, comme réalité intermédiaire entre la chose et la
représentation de la chose. Si l’on prenait au sérieux cette tension, on serait à même, nous semble-t-il, de saisir que ce premier chapitre n’est autre, dans
sa spécificité même, que le coup d’envoi d’une série de modifications fondamentales
dans la conception bergsonienne du rapport de la conscience à la matière. L’image
y deviendrait alors secrètement, et dans ce que nous avons appelé son sens élargi,
le moyen de dépasser tous les clivages traditionnels, y compris ceux initiés
par Bergson dans son précédent ouvrage. Elle s’affirmerait de plus en plus à nos
yeux comme un vecteur de dépassement original de l’opposition traditionnelle
entre intériorité conscientielle et extériorité matérielle. L’attestera à
l’envi la manière dont son statut évolue implicitement dans Matière et
mémoire, où l’on assiste, et ce dès le deuxième chapitre, à une
temporalisation progressive de l’image: temporalisation non-exclusive de sa
dimension spatiale, mais s’affirmant bien plutôt du sein même de celle-ci,
comme nous avons tenté de le montrer à propos de l’analyse de l’image de notre
propre corps –complément, sur ce point, des analyses novatrices de l’Essai.
Or c’est là justement, nous est-il apparu,
remettre en cause la distinction la plus canonique de l’Essai,
savoir celle de la durée et de l’espace. L’image se constituant désormais,
par-delà l’épure spatialisante d’un premier chapitre fondé sur l’action utile,
à la jonction des deux instances, exprimant la nécessaire figuration de la
durée, sans laquelle celle-ci serait demeurée une pure forme vide de tout
contenu sensible. Le quatrième et crucial chapitre de Matière et mémoire
tirait alors une manière de bilan de cette authentique création bergsonienne,
en mettant au jour entre le plan étal des images du premier chapitre et la
réalité métaphysique de la matière comme durée ce que nous nous sommes proposé
d’appeler une variation intensive et rythmique de l’image, à partir de
l’analyse bergsonienne de la fréquence des variations lumineuses. La matière
pouvait enfin se donner phénoménologiquement comme le plan
d’apparaître pur qu’elle est, ou plutôt comme une tension permanente entre ce
pur plan d’apparaître et sa donation pragmatique et spatiale, un ensemble
d’images instantanées, situant du même coup les deux possibilités offertes à
nous de nous rapporter à elle, comme nous invitent à le penser les traitements
spécifiques proposés par Bergson respectivement de l’art et de la philosophie
d’un côté, de la science de l’autre.
La science justement. Son statut ne laissait cependant pas de poser une difficulté de principe dans le cadre de Matière
et mémoire. Elle se voyait en effet explicitement accusée de nous
dissimuler la réalité intrinsèque de la matière en l’enfermant dans les
catégories pragmatiques et substantialistes de la pensée d’entendement, dont
l’espace géométrique constituait comme le paradigme. La raison en était que la
variation intensive de la matière dans son apparaître, ou encore son image,
était imputée strictement à l’activité de fixation et d’immobilisation produite
par le seul esprit humain dans sa tentative de la connaître et de la maîtriser.
La science, et l’action en général dont elle procède, paraissaient alors
relativisées et frappées même, dans une certaine mesure, d’arbitraire par
Bergson. Comment se faisait-il donc que les trois premiers chapitres de l’œuvre
aient à ce point insisté sur l’importance capitale de l’action, et que le
dernier n’en fasse plus qu’une sorte de distorsion subjective et artificielle
de la matière en sa réalité même ?
C’est cette difficulté qui, parmi beaucoup
d’autres, nous paraissait motiver le passage à L’évolution créatrice, en
assurant du même coup, et tout à la fois, sa fidélité aux analyses du précédent
ouvrage, et sa nouveauté radicale par rapport à celles-ci. Fidélité, car le
statut de la perception et de l’image s’y voyaient, au moins implicitement,
ratifiés par Bergson dans maints passages ; mais aussi nouveauté radicale,
en ce que la variation intensive de l’image de la matière telle que mise en
évidence dans Matière et mémoire ne ressortissait ici plus tant à
l’activité imaginative de fixation de la fluence originaire du réel, qu’à la
propre détente de ce réel matériel en direction de la spatialité. La science
reprenait alors ses droits. Il n’est pas étonnant que la thermodynamique ait
par suite été convoquée par l’auteur pour rendre compte de ce processus. Tout
se passe en effet comme si, pour fonder la capacité de la science à atteindre
un absolu dans son ordre propre, celui de l’espace, Bergson avait dû recourir à
un principe lui-même emprunté à la science, le second principe de la
thermodynamique comme loi de la dégradation de l’énergie, mais réintégré ici
dans une interprétation plus vaste, de type métaphysique, pour éclairer la
marche de l’univers matériel en direction de la spatialité. Il ne fallait sans doute pas
voir là un cercle vicieux mais bien au contraire un cercle vertueux, signalant
la possibilité inscrite au cœur même de la métaphysique bergsonienne de se
faire expérience intégrale, intégrant précisément en son sein, au prix parfois
de critiques, de malentendus et d’objections acerbes, les données de la
science.
Or, cette expérience intégrale n’est autre,
telle est notre thèse, que celle que dessine l’image, en son sens le plus large
donc, et appelé par les avancées de Matière et mémoire, entre sa pure
mobilité, sa fluence originaire telle que décrite par son chapitre quatrième,
où Bergson parle bien des « images mouvantes de notre expérience
ordinaire », et la pure spatialité étale et quantifiable des images dans
leur dissémination décrite par son premier chapitre. Il faut dire alors que,
tout en passant le mot même sous silence, Bergson ne faisait au fond, dans L’évolution
créatrice, que radicaliser plus avant encore l’expérience offerte par la
notion d’image, et ce en n’attribuant plus uniquement sa variation intensive au
seul esprit humain tourné vers l’action utilitaire, mais en en faisant au
contraire sa possibilité la plus intime, sa potentialité même, inscrite au cœur
d’un réel perçu dans « sa tendance et sa variabilité » constitutives.
Ce disant, nous paraissions certes accorder
à l’expérience de l’image beaucoup plus que ce que Bergson semblait en mesure
de reconnaître en elle. On pourrait nous objecter à bon droit que l’image
apparaît essentiellement circonscrite au premier chapitre de Matière et
mémoire. Et il ne suffirait sans doute pas d’arguer que les
incompréhensions multiples qu’a suscitées le mot ont entraîné son abandon pur
et simple, que sans elles le mot aurait connu une fortune tout autre. Car nous
en faisons, de toute façon, un usage délibérément beaucoup plus large et
compréhensif au sein de la pensée bergsonienne. Il nous a semblé toutefois que
nous prenions précisément Bergson au mot, et que nous ne pouvions laisser
passer une description aussi riche et féconde du champ de notre apparaître
comme matérialité. Si nous ne dissimulons pas les scrupules qu’a occasionné
pour nous une telle sollicitation du rôle de l’image dans cette pensée, il nous
fallait aussi bien exploiter à fond – cela s’imposait même à nous – cette idée
d’un plan d’apparaître pur qui ne saurait se réduire ni au régime de la chose
ni à celui de la représentation que nous en avons, et voir ce qui pouvait en
résulter, ne serait-ce qu’en termes de cohérence interne, pour la philosophie
bergsonienne de la matière, et même de la durée en général dans son rapport
ambigu à la matière. Ainsi, ce qui nous a intéressé dans l’image, ce n’est pas
tant le mot (Bergson dit bien quelque part qu’ « on est libre de donner
aux mots le sens qu’on veut quand on prend soin de le définir »), que
justement le ou les sens qu’il appelait et les opérations multiples qu’il
autorisait au sein d’une pensée qui est tout autant, et indissolublement,
pensée du temps et de la perception. Nous a intéressé aussi la façon dont ce
simple mot, dans son « vague » même, semblait désigner tout à la fois
l’indication d’une expérience que chacun doit être en mesure d’éprouver en
première personne, et une sorte d’opérateur conceptuel introduisant des
possibilités théoriques inédites au cœur de la philosophie bergsonienne, tel
que le dépassement des dualités traditionnelles de la métaphysique et leur
refonte sur un mode intensif. C’est bien ainsi ce va-et-vient constitutif entre
le mot et la chose, le logos et son phénomène, qui nous ont paru déterminants
dans l’image.
Nicolas Cornibert
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